I
La « fin'amors » marginalisée
1
Un maître en amour
Guilhem de Peitieus
Neuvième duc d'Aquitaine et septième comte de Poitiers, le premier troubadour connu naquit en 1071 et devint, à la mort de son père, en 1086, l'héritier de domaines bien plus étendus que ceux du roi de France. Il se croisa en 1101-1102, essaya à deux reprises, mais sans succès, de s'emparer du comté de Toulouse et secourut Alphonse d'Aragon contre les Maures. Il fut excommunié plusieurs fois pour la légèreté de ses mœurs, dont on trouve des traces, parfois fort crues, dans ses vers. Il mourut le 10 février 1127.
Ce qui est assez extraordinaire, c'est que ce démiurge du trobar, comme nous l'écrivions plus haut (cf. Introd.), ce trovatore bifronte, crée à la fois ce qui devait devenir le texte et un objet de référence pour les troubadours ultérieurs, celui de l'amour épuré, et le contre-texte, gaillard et truculent, subversif et iconoclaste. Sur les onze pièces en effet que nous conservons de lui, cinq relèvent du registre gaillard et obscène, une du registre burlesque et humoristique (poème du non-sens), quatre enfin, en contrepartie (à côté d'une pièce atypique qui est une sorte d'adieu au monde), témoignent des premières manifestations poétiques de la fin'amor, avec ce type, qui devait faire fortune, de l'amant-poète éploré frissonnant aux pieds de sa dame.
Nous donnons ici une pièce du registre gaillard, celle que n'a pas retenue R. Nelli dans ses Écrivains anticonformistes : pièce aux antipodes de la fin'amor, puisque c'est la virilité sexuelle qui est ici insolemment privilégiée. Avec cette assimilation burlesque (et les images grivoises qu'elle génère) du jeu érotique au jeu de dés (ou d'échecs). Nous la retrouverons plus tard chez un certain nombre de troubadours (cf. nos 2 et 6).
Il est probable qu'il s'agit ici d'une sorte de gap, soit une vanterie burlesque où le sexe se mêle à l'humour, et dont Guillaume IX est friand. Probable aussi que le ton polémique de ce contre-texte, qui est un des premiers, se définit par rapport à la position opposée, celle de l'idéalisme courtois, déjà en cours de genèse et actualisée ailleurs chez Guillaume (cf. supra). Certains ont vu dans cette pièce un aspect du traditionnel débat entre le clerc (qui soutiendrait l'idéalisme courtois) et le chevalier qui, fort de son assise sociologique montante, affirmerait ainsi sa supériorité (maïstre certà) sur un triple plan : poétique, intellectuel et sexuel.
Quoi qu'il en soit, cette chanson de soudards en quête d'aventures faciles, qu'on aurait pu mettre au compte du contre-texte obscène (cf. ci-après), n'est pas sans rappeler la poésie contemporaine des goliards, même si elle s'en démarque par la fougue et par la langue, consacrant ainsi l'acte de création poétique du trobar. Comme le dit J.-Ch. Payen dans sa récente édition, « il est piquant d'emprunter à une culture rivale ses motifs pour les détourner au service d'une idéologie concurrente, et je ne doute pas que Guillaume, en utilisant ces images, n'ait poussé l'ironie jusqu'à ses extrêmes limites : double provocation, et contre les bonnes mœurs, et contre un art d'écrire clérical qu'il faut démythifier si l'on veut imposer une écriture nouyelle, plus conforme aux vœux d'un public qui s'affirme et qui revendique implicitement de nouveaux modèles d'expression » (Bibliogr. nº 44c p. 105).
PILL.-CARST. : 183/2. Texte : PASERO, avec quelques retouches (d'après Jeanroy), aux vers 20, 27 et 59.