III
Le contre-texte obscène
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La Vieille en chaleur
Anonyme
Cette chanson parodique anonyme, qui se trouve dans plusieurs manuscrits musicaux avec un duplum latin du motet polyphonique Agmina, doit dater du XIIIe siècle. Son thème s'apparente à la fois à celui de la « vieille amoureuse » des chansons populaires et à celui de la noire vieille de certaines sottes chansons françaises du Moyen Âge (1). Le thème de l'amoureuse décrépite était d'ailleurs connu dès l'Antiquité (Ovide, Properce, Tibulle), surtout comme prototype de la lena (entremetteuse), et on le retrouve fréquemment au XVIe et au XVIIe siècle, entre autres chez les poètes baroques. Au Moyen Âge, il apparaît tout particulièrement dans un poème pseudo-ovidien du XIIIe siècle, De Vetula, écrit dans le nord de la France, et qui pourrait avoir inspiré notre chanson (2).
Cette dernière est en effet conservée, à côté de cinquante autres pièces troubadouresques, dans la partie occitane (manuscrit W) d'un célèbre manuscrit français, le Manuscrit du Roi (Paris, B.N., fr. 844), ce qui explique qu'elle nous soit transmise dans une langue assez fortement francisée. Cette hybridation des langues, jointe à l'étroite parenté qu'elle présente avec le poème médio-latin mentioné ci-dessus a fait émettre l'hypothèse (R.A. Taylor) qu’il s’agirait là d'une parodie occitanisante d'un poète français. Autrement dit, l'effet parodique du contenu, sur lequel nous reviendrons, serait renforcé par la parodie linguistique. Cette hypothèse est ingénieuse mais n'emporte pas la conviction.
En effet, l'hybridation linguistique de cette pseudo-pastourelle n'est pas plus accentuée que celle des autres pièces troubadouresques du manuscrit W et dont on connaît bien l'auteur et le prototype incontestablement occitans. D'autre part, exception faite de la graphie et de quelques francismes lexicaux (pouvant aller certes jusqu’aux « monstres ») ou morphologiques, la langue du poème est bien occitane et ne ressemble pas à un pastiche linguistique délibéré. A preuve : la prosodie du texte s'adapte beaucoup mieux à une « normalisation » allant dans le sens de l'occitan que du français. Considérer au surplus cette pièce comme « nordique » sur la seule base de son argument, c'est faire fi, à notre sens, d'une tradition contre-textuelle également bien vivante dans le Midi (encore que moins attestée), mais que l'on a jusqu'à présent négligée.
Quoi qu'il en soit, le caractère parodique de cette pièce n’a été contesté par personne. Les procédés en sont connus : en particulier le mélange burlesque des connotations courtoises (druda, la melhor, la belizor, ben parlant d'amor, plach gensor) et des effets exécrables qui suivent les intentions raffinées du début. Et c'est alors un tableau très réaliste et très cru, une sorte de louange courtoise inversée, de la laideur physique dans ses traits les plus saisissants : laideur dont le poète amoureux ne se rend pas compte tout de suite (autre effet comique !), à cause de la nuit noire.
Mais la conséquence la plus désagréable de cette fâcheuse rencontre, c'est qu'il en perd désormais, à cause de son dégoût, tout pouvoir et tout goût d'aimer (vers 31-34). Et c'est alors la soif de vengeance, du moins en intention, avec toutes sortes de menaces que l'amoureux profère contre la vieille qui l'a grugé. Enfin, la pièce s'achève sur les considérations culinaires du début. Ainsi, le burlesque, l'obscénité, le scatologique et la nausée alimentaire se rejoignent ici dans un blason de la laideur féminine qui n'est pas sans rappeler (avec le couronnement érotique en moins) la Porquiera anonyme que nous donnons ci-après (nº 41).
PILL.-CARST, 461/146. Texte (avec quelques retouches) : TAYLOR.
Notes :
1. Pour le portrait de la vieille dans les sottes chansons, cf. ma Lyrique française, I, p. 160-61. Pour des exemples de sottes chansons, ibid., II, p. 99-102. (↑)
2. Dans ce genre, l'ancienne poésie d'oc nous laisse encore, de Montan (pour ce troubadour, cf. nº 34), la cobla suivante : Vòstr'alens es tant putnais, / Velh' ab color de pomsire, / Que'us geita las denz del cais ! / Car ab vos no'm platz, / Ni acòrtz ni patz, / Per qu'ab diniers [se] pòt prendre / Vòstre peitz vojatz ; / E'us par a las denz / Dont quinzen son mens... / E del velh mon paire / Pogratz èsser maire, / Na velha carcais ! / Car òm gensor vos vei / Sembla levada malavei ! (Votre haleine est si puante, vieille à couleur de citron, qu'elle vous fait tomber les dents de la mâchoire ! Avec vous ne me plaisent ni accord ni paix ; car avec de l'argent on peut prendre votre poitrine dégonflée et il paraît à vos dents, dont une quinzaine manque... Et de mon vieux père vous pourriez être la mère, Dame Vieille Carcasse [les deux derniers vers sont obscurs]). Voir aussi, de Raimon de Cornet (pour ce poète, cf. nos 22, 49 et 50), l'étrange pièce de la « noire vieille » (cf. NELLI, p. 334). (↑)