I
PIÈCES ISOLÉES ANONYMES
Ici ont été réunies cinq pièces dont le texte n’offre ni nom propre, ni senhal, ni allusion, permettant de les rattacher à l’un des protecteurs, amis ou inspiratrices connus de Gaucelm Faidit.
Pour la plupart, elles paraissent appartenir aux débuts littéraires du troubadour ou à sa jeunesse. Seule, Anc no cugei qu’en sa preizo (n. 5) fait probablement exception, mais date d’une époque difficile à déterminer nettement.
Ce sont
1. MOUT VOLUNTIERS CHANTERA PER AMOR
2. COM QUE MOS CHANS SIA BOS
3. GES DE CHANTAR NON ATEN NI ESPEH
4. JA NON CREZATZ QU’IEU DE CHANTAR ME LAYS
5. ANC NO CUGEJ QU’EN SA PREIZO
5. ANC NO CUGEI QU’EN SA PREIZO
GENRE
Chanso.
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
b |
b |
a |
c |
c |
d |
d |
e |
e |
tornada |
d |
d |
e |
e |
8 |
8 |
8 |
8 |
8 |
8 |
8 |
8 |
8 |
8 |
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8 |
8 |
8 |
8 |
6 coblas unissonans de 10 vers — 1 tornada de 4 vers.
Rimes, toutes masculines ; a = o, b = ar, c = ens, d = ors, e = e.
Istvàn Frank, R.M.P.T. I., p. 127–8, n. 592–-28. Nombreux exemples.
COMMENTAIRE
Il n’y a dans Anc no cugei aucune allusion à une dame précise ni aucun indice qui permette d’en déterminer l’inspiratrice. La tornada n’est pas un envoi mais une reprise d’un des thèmes — celui de la prison au début du poème — qui rappelle les tornadas-répétitions de l’époque la plus ancienne.
Nous avons ici, croyons-nous, une de ces chansos passe-partout qui pouvaient être adressées ou chantées à n’importe quelle dame.
Nous ne voyons aucune raison valable de croire qu’elle a été composéé pour Maria de Ventadorn, comme le prétend Kolsen (1) « Dans De faire chanso (v. 42) Gaucelm mentionne la prezo savaya dans laquelle l’a tenu sa première bien-aimée. En conséquence les premiers mots de cette pièce ne contredisent nullement, comme le pense R. Meyer (p. 52), la relation de ce poème Anc no cugei avec Maria de Ventadorn ». A l’appui de ceci, il invoque ensuite les mots et les thèmes communs à Anc no cugei et à la chanso Ab chantar me dei esbaudir : merce, metge, retener, cors, cor (2). Mais si Kolsen croit que Ab chantar s’inspire de Maria, nous sommes persuadé de la fausseté de cette attribution. Quant à R. Meyer, il donne à Anc no-m cugei le N. XXXIX de son classement et dit (p. 52) « Les premiers mots s’opposent à l’attribution de ce poème à Maria de V. La pièce semble adressée à une dame qui hésiterait à agréer les services du trobador et semble bien mieux concerner ses avances à Jordana ».
Nous n’insisterons pas ici sur la légèreté de ces affirmations que Meyer tire d’une vague impression, et du désir d’articuler à tout prix cette chanso à sa biographie romancée, en l’attribuant à l’intrigue et au personnage hypothétique de Jordana d’Embrun.
Cette pièce est d’une grande richesse de thèmes. Trois au moins s’entrelacent dans la trame du poème. Celui du cœur parti du corps, aux vers 59–64, se retrouve bien dans Ab chantar, ainsi que le thème du médecin — c’est-à-dire la dame elle-même — qui peut guérir la maladie d’amour. Celui-ci est développé dans la strophe IV un peu plus longuement que dans Ab chantar.
Mais le plus curieux et le plus riche de développements est le thème de la prison, qui amène successivement les idées de jugement puis celle de cour de justice et de droit d’amour. Les vers 16–17 : e si n’era faitz JUTJAMENS : EN CORT DE LEIALS AMADORS, et 23 : se-n vol DREIT D’AMOR esguardar sont extremêment intéressants. Tout se passe comme si les « cours d’Amour » avaient existé, et comme si Gaucelm y faisait appel. Il ne faut sans doute voir ici que des images et des métaphores, comparables à la fiction qui transporte l’hommage féodal et son formalisme dans le domaine des amours courtoises. Nous ne relèverons pour le moment que l’adroite mise en œuvre d’un thème riche de prolongements, mais peut-être est-ce ici une source de la légende (3).
Malgré les coïncidences de termes et de thèmes, nous ne pouvons croire qu’Anc no cugei se rattache de près à De faire chansoou à Ab chantar.
Sous la riche trame du poème, la métrique est très simple. Les rimes purement masculines et la tornada-répetition donnent une note archaïque. Sans que nous puissions en déterminer la date avec précision, ce poème paraît dater de la première partie de la carrière poétique de Gaucelm.
1) Kolsen, Arc. Rom. 17 p. 365, etc… (↑)
2) merce Anc no cugei… , v. 9–10 et mot-refrain dans Ab chantar… metge Anc no cugei… , v. 39 et Ab chantar… , v. 16 relener cor, cors Anc no cugei, v. 63–64 et Ab chantar, v. 31. Kolsen signale aussi le thème de la prison dans De faire chanso, v. 42. (↑)
3) Nous avons amplifié l’étude de cette question dans une communication au IIIème Congrès International de Langue et de Littérature d’Oc tenu à Bordeaux en septembre 1961. Cf Jean Mouzat : La « Cort de Leials Amadors » et le « Dreit d’Amor » de Gaucelm Faidit. Leur rapport possible avec les « Cours d’Amour » et leur légende. Actes du IIIème Congres etc. de Bordeaux, 1961. (↑)