VI
POÈMES DE BON ESPER
Nous avons groupé ici quatre pièces où il est question d’une dame designée par le senhal Bon Esper. Il s’agit bien ici, dans ces quatre poèmes, d’un senhal et non de la simple expression bon esper, fréquente dans la langue de plusieurs troubadours, et en particulier chez Bernart de Ventadorn : expression qui se rencontre dans la chanson dediée par Gaucelm Faidit à Na Mieills de Ben (1).
Il y a dans ces quatre pièces une nette unité : Bos Espers est une domna gaia qui a accordé au troubadour joie et plaisirs. Il y est question, en plus d’un baiser, du don de son corps, et aussi d’un « agréable soir » où elle est venue combler le désir de son soupirant (2).
Selon la Razo E dans le passage qui explique quelques senhals, Bos Espers serait Jordana d’Ebreun ou Embrun ; de même selon la dernière ligne de la Razo D. Pourtant, dans l’œuvre de Gaucelm, rien ne prouve qu’il aurait fréquente cette ville, où d’ailleurs Jordana n’a aucune consistance historique, car les seigneurs d’Embrun étaient ses archevêques. Il est cependant vrai qu’Embrun, si cette ville est loin de la region d’Apt et d’Orange que fréquenta Gaucelm, se trouve sur le chemin de la Provence à l’Italie du Nord par le Mont-Genèvre, que le troubadour a pu suivre pour aller en Montferrat en venant de chez Agout. Il est vrai aussi que Jordana pouvait être l’épouse d’un simple chevalier. Enfin, dans L’onratz, jauzens sers, Gaucelm dit bien soplei vas Proenssa (v. 21). La possibilité d’une Jordana qui aurait vecu à Embrun et que Gaucelm aurait chantée sous le nom de Bon Esper ne peut pas être radicalement écartée.
Par contre, les deux Razos D et E, assez contradictoires d’ailleurs, ont bien l’allure d’une novela romanesque et inventée : elles forment deux versions de l’histoire de Jordana (3).
Et d’autre part, la pièce L’onratz, jauzens sers qui parle de Bon Esper au début (v. 3) comporte une tornada qui chante les louanges de Na Maria. Bien que la pièce soit d’abord un chant d’amour rappelant de doux souvenirs et qu’elle s’achève en chant de croisade, elle semble pourtant avoir une réelle unité. On ne peut donc exclure la possibilité de voir en Bon Esper un senhal désignant Maria de Ventadorn, et non pas une Jordana non attestée ailleurs.
Mais Na Maria, selon les poèmes où elle est appelée par son nom, ne paraît pas avoir eu l’amabilité et la générosité que Bos Espers montra au troubadour. Cependant, si elle fut plus tard indifférente et dure, Gen fora contra l’afan parle du don d’un baiser.
De plus, Mout m’enoget ogan lo coindetz mes dit que le Coms Jaufres retient le soupirant de Bon Esper dans son courtois pays. Le Coms J. est certainement Geoffroi II de Bretagne qui mourut en aoùt 1186 à la cour de France où il séjournait depuis plusieurs mois. La pièce date donc de 1185 environ. Or à cette date Maria de Torena n’était peut-être pas encore Vicomtesse de Ventadorn, car il ne semble pas qu’elle ait pu le devenir avant 1185 au plus tôt.
Faudrait-il admettre que Na Maria fut chantée sous le senhal de Bon Esper avant son mariage ? Bertrand de Born l’a bien fait, mais il la loue avec ses sœurs, et en quelques vers seulement. Car on sait que ce n’est que très exceptionnellement que les troubadours chantaient des jeunes filles.
Il faudrait ainsi supposer que Gaucelm aurait célébré Maria de Torena alors qu’elle n’était pas encore Vicomtesse de Ventadorn, mais simplement l’une des trois filles du Vicomte Raimon II de Turenne, ces tres de Torena renommées pour leur beauté. Situation exceptionnelle mais non impossible. C’est peut-être une allusion aux espérances de l’héritière de grande famille que ce surnom de Bon Esper.
Dans ce cas, le rappel de L’onratz, jauzens sers, « le soir magnifique et plein de joie où, apparition charmante, mon Bos Espers vint gracieusement accomplir mon désir… » s’adresserait fort bien à Na Maria, quelques années plus tard, au moment où Gaucelm était en chemin pour la croisade. Le troubadour en route pour la Palestine, en s’inclinant vers la Provence, penserait à ses anciennes amours, Bos Espers devenue Na Maria de Ventadorn. De Terre Sainte ou de Sicile, la direction de la Provence était aussi, à peu près, celle du Limousin.
Eu acceptant l’identification de Bon Esper à Maria de Torena, plus tard Vicomtesse de Ventadorn, L’onratz, jauzens sers serait donc une chanson du souvenir réunissant l’évocation des plaisirs passes et les louanges adressées à Na Maria en 1190–91. Les trois autres poèmes de Bon Esper, par contre, se situent autour de Mout m’enoget qui a été composé autour de 1185, comme nous l’avons montré. Il est donc probable que ces trois chansons ont suivi celle dediée à Na Mieills de Ben vers 1184 ; elles ont certainement précéde Gen fora contra l’afan et Al semblan del rei thyes, envoyées ou composées à Ventadorn pour la Vescomtessa al cors gen.
Ajoutons que Kolsen est d’avis que Bos Espen est Maria de Ventadorn, et non pas Jordana d’Embrun (4). M. Martin de Riquer a émis l’hypothèse que B. Espers serait la propre sœur de Na Maria, Elis de Montfort, mais elle ne nous semble pas devoir emporter la conviction ; dans le cas de Gaucelm, elle ne nous paraît pas devoir être acceptée (5).
Les poèmes de la série de Bon Esper sont donc les suivants :
BE-M PLATZ E M’ES GEN
SOLATZ E CHANTAR
MOUT M’ENOGET OGAN LO COINDETZ MES
L’ONRATZ, JAUZENS SERS
35. MOUT M’ENOJET OGAN LO COINDETZ MES
GENRE
Chanso.
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
b |
a |
b |
c |
d |
e |
d |
d |
10 |
10 |
10 |
10 |
10' |
10 |
10' |
10 |
10 |
Cinq strophes, coblas unissonans, de 9 vers. Pas de tornada, la str. V en tient lieu.
Rimes a = es, b = is, c = eja, d = er.
Istvàn Frank, R.M.P.T., I, p. 80, n. 409–3.
COMMENTAIRE
Cette chanson est l’une des plus gracieuses et des plus passionnées (si l’on peut dire) de Gaucelm. L’ouverture printanière, où intervient le rossignol, a un caractère assez archaïque. Bos Espers y garde l’allure d’une femme aimable et généreuse : il y est fait allusion à une joia, qui signifie sans nul doute un don. La note érotique y est donnée par la mention du coucher de la dame (v. 33). Le congé (comjat, v. 21) est sans doute ici la séparation avant le voyage qui a mené Gaucelm chez son protecteur, un Comte Jaufre (v. 37).
On a voulu voir en celui-ci un Comte de la Marche de la famille de Lusignan. C’est ce que pensent Kolsen et, sans doute d’après lui, Ernest Hoepffner (6). Or Geffroi de Lusignan ne devint Comte de la Marche qu’après l’accession au trône de Jean sans Terre, après 1199 : période bien tardive dans la vie de Gaucelm, qui s’était alors attaché au Marquis de Montferrat préparant le départ de la Quatrième Croisade.
De plus, le cortes païs de ce Comte Jaufre n’a aucune raison d’être la Marche, qui n’a jamais eu la réputation d’être un pays particulièrement courtois. Dans la deuxième moitié du 12e siècle, depuis la faveur qu’avaient connues les aventures de Tristan et d’Artus, au contraire, la Bretagne jouissait de cette réputation de courtoisie.
Or, les relations de Gaucelm avec un Comte de Bretagne sont bien attestées par le partimen : Jauseume, quel vos est semblant (7).
D’une part, Hoepffner croit que ce comte fut Pierre Mauclerc, un Capétien de la maison de Dreux que Philippe Auguste imposa aux Bretons, et qui fut comte de 1212 à 1237. Pourtant Bédier assure que cet aristocratique poète ne peut être que le fils du précédent, Jean Ier le Roux, qui, né en 1217, lui succeda à l’âge de 20 ans. Ni l’un ni l’autre de ces seigneurs de France ne pouvait comprendre la langue d’oc de Gaucelm Faidit ; et surtout, à leur époque, Gaucelm, dont on perd toute trace avant 1205, avait depuis longtemps disparu (8).
Or, Gaucelm Faidit, qui a été en relations poétiques avec les fils de Henri II Plantagenet au cours du dernier quart du 12e siècle, a sûrement approché Geoffroi II de Bretagne (investi à Noël 1169, mort à la cour de France, le 19 août 1186). Il le chante dans le Planh de Richard Cœur de Lion, en l’appelant lo cortes Coms Jaufres (v. 51). C’est par cette épithète que ce Seigneur était salué par les troubadours de son temps, et chez Bertran de Born nous le retrouvons ainsi appelé dans le sirventés :
D’un sirventés no-m chal far lonhor ganda (9)
Lo Coms Jaufres, cui es Bresilianda,
volgra fos premiers natz
car es CORTES . . . . . . . . . . . . .
Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il ne fait aucun doute que le Comte Geffroi, possesseur d’un courtois pays où il retient Gaucelm, est certainement, et sans nul doute, Geoffroi II Plantagenet, Comte de Bretagne de 1169 à 1186. Aussi reprendrons-nous la phrase de Jeanroy (10) où il dit :
«… Faidit séjourna à la cour d’un Jaufré, dans lequel il serait tentant, mais imprudent, de reconnaître le comte de Bretagne dont il pleura la mort en même temps que celle de son frère Richard ».
La raison de l’extrème prudence de Jeanroy était sans doute qu’il voyait Gaucelm Faidit, qu’il connaissait mal, plus récent de 10 ou 15 ans qu’il ne fut en réalité. Pour nous, le (cortes) Coms Jaufres dont il s’agit dans cette pièce ne peut être que le frère de Richard Cœur de Lion.
On peut donc déduire que Mout m’enojet… a été composée avant 1186, car cette année-là, le Comte Geoffroi passa les derniers mois de sa vie à la cour de Philippe Auguste. La pièce a été probablement écrite à Nantes, résidence habituelle des comtes bretons de la race des Plantagenets, et alors capitale du cortes païs.
1) Nous avons adopté la forme Bos Espers / Bon Esper de préférence à Bels Espers que donnent les Razos D et E, et acceptée par R. Meyer et Kolsen, parce qu’elle se trouve dans 3 pièces sur 4·, et dans 4 mss. sur 9 de la 4e. Voir Commentaire de L’onratz, Jauzens sers. Na Mieills de Ben dans N. 32, v. 55. (↑)
2) L’onratz, iauzens sers, N. 36, str. I. (↑)
3) Cf. notre Vie de Gaucelm Faidit, p. II, et Boutière et Schutz, Biographies Tr., p. 122–125. (↑)
4) Cf. Kolsen, Trobadorgedichte, p. 71, Eigennamen (Index) et Arch. 145, 274, 3. (↑)
5) Voir Martin de Riquer, Arondeta, de ton chantar m’azir, Boletin R. Acad. B. LL. Barcelona, XXII, 1949, pp. 199–228. L’expression bon esper se trouve au v. 6 de la pièce en question. (↑)
6) Cf Trobadorgedichte, op. cit., Eigennamen, p. 71 ; et Hoepfner, Les Tr., id., p. 151. (↑)
7) Voir plus loin, groupe VIII. GF nomme son partenaire Senher Coms de Bretanha. (↑)
8) Hoepffner, op cit., p. 153. Et J. Bédier, Les chansons du Cte de Bretagne, Mélanges Jeanroy, p. 477–495. (↑)
9) Thomas, Bertran de Born, Poes. Polit. IV, p. 18 (V. 33–35). Cf aussi Halphen, L’Essor de l’Europe, XIIe–XIIIe s., chap. II, VI, p. 179. (↑)
10) Jeanroy, PLT, I (op. cit.), p. 267–268. (↑)