XI
POÈMES D’ITALIE
MONTFERRAT ET LOMBARDIE
Les poèmes de Gaucelm Faidit qui se rapportent à l’Italie ont pour figure centrale un très grand personnage. Celui que Gaucelm appelle mon Thesaur ou mon Bel Thesaur, a cui es Montferrat, était le Marquis de Montferrat, grand seigneur piémontais, dont les terres s’étendaient de part et d’autre de Turin. Bien que Gaucelm n’emploie jamais son prénom, il n’y a pas de doute qu’il était bien Boniface·, fils du Marquis Guillaume Longue-Epée. Il fut le chef de la Quatrième Croisade, faillit être Empereur « latin » de Constantinople, fut Roi de Salonique, et fut tué en 1207 en guerroyant contre les Bulgares.
Gaucelm parle aussi, dans Anc no-m parti de solatz ni de chan, d’un pro marques. Si celui-ci n’est pas Boniface, ce pourrait être son frère Conrad de Montferrat, qui portait le même titre.
Rappelons que mon Bel Thesaur est déjà mentionné avec Ric de Joi (et plusieurs autres protecteurs) dans Si tot noncas res es grazitz (Groupe de Provence, II, N. 22) qui semble bien remonter avant 1180 ou même 1175. Gaucelm a probablement fréquenté et visité le Montferrat plusieurs fois, réparties sur une bonne partie de sa vie, soit entre 1175–1180 et 1202. En effet, dans le dernier poème de lui qu’on puisse dater, Chascus deu hom conoisser et entendre, il salue son Thesaur.
Ric de Joi, cité deux fois auprès de Thesaur, était un seigneur lombard probablement voisin de Montferrat.
Notons que Thesaur est cité aussi dans Si tot noncas et dans Chascus deu hom (Outremer, IX, N. 58), et que pros marques se retrouve dans la version b de la tornada d’Ara nos sia guitz (Outremer IX, N. 55).
DE FAIRE CHANSO
ANC NO-M PARTI DE SOLATZ E DE CHAN
TUICH CILL QUE AMON VALOR
S’OM POGUES PARTIR SON VOLER
Thesaur est mentionné dans 62, 64 el 65 ; Pro marques dans 63.
62. DE FAIRE CHANSO
GENRE
Chanso.
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
a |
a |
b |
a |
b |
c |
c |
b |
c |
c |
c |
tornada |
a |
a |
b |
a |
a |
a |
5 |
6 |
6 |
6' |
5 |
6' |
5 |
6 |
6' |
5 |
6 |
6 |
|
5 |
6 |
6' |
5 |
6 |
6 |
6 strophes, coblas singulars, de 12 vers, une tornada de 6.
Remarquer que la tornada ne reproduit pas la coda de la strophe, mais a un arrangement de rimes particulier.
Rimes b = aia pour toutes les str. ; a = o, ai, ors, e, atz, ar ; c = ai, ors, e, atz, ar, o, selon la suite des str. ; a devient c à la str. suivante. Nous avons donc ainsi des coblas capcaudadas.
Istvàn Frank, RMPT, I, p. 13, N. 60, exemple unique. Ne signale pas les coblas capcaudadas ni les rimes c, pourtant signalées par Kolsen.
COMMENTAIRE
Cette pièce mentionne mon Bel Thesaur… de cui es Monferratz ; elle est envoyée à Ric de Joi. Elle appartient par là doublement au groupe italien.
C’est une chanson de change qui loue la beauté et la bonté d’une nouvelle amie. Celle-ci le console et le dédommage des avanies et des dédains subis auprès de la précédente : le poète quitte un mauvais seigneur (v. 26). Il promet d’aller bientôt retrouver sa nouvelle amie, qui lui a envoyé un don, si son Bel Thesaur ne le retient pas en Montferrat.
La pièce a-t-elle été composée en Montferrat, ou quelque part en France ? Gaucelm dit qu’il l’envoie à Ric de Joi part Blaia, par delà Blaia. De quel Blaia s’agit-il ? Kolsen a pensé à Blaye en Albigeois, à 4 km, au Sud-Ouest de Carmaux. Mais nous croyons impossible que Gaucelm parle de ce village peu important, à l’écart de toutes les routes qu’a suivies le troubadour.
Celui-ci veut-il parler de Blaye en Gironde, bien plus important et plus célèbre à l’époque ? Il faudrait qu’il séjournât alors en Saintonge ou Aunis — voyages qui ne sont pas attestés par d’autres documents. Ceci nous paraît bien loin de l’Italie pour intervenir ici avec quelque raison.
Si l’on admet que Gaucelm se trouvait en Montferrat lorsqu’il composait cette pièce il faudrait chercher un Blaia quelque part en Italie du Nord. Nos recherches ne nous ont permis de découvrir un Blaia dans cette région. Il est possible que Blaia soit la déformation du nom d’une ville italienne. Nous avons pensé à Biella. Les déformations des noms de ville étaient courantes à l’époque. La forme Blaia est amenée par la rime, quelle que soit la ville que ce nom désigne.
S’il s’agissait de Biella, ainsi déformé, en partant du Montferrat, la direction ainsi indiquée mènerait dans la région de Novara, où les comtes de Blandrate s’intéressaient à la poésie courtoise ; mais nous sommes ici dans le domaine de la conjecture.
Il est très malaisé d’indiquer une date pour cette pièce (1). Si la dame dédaigneuse que quitte Gaucelm était Maria de Ventadorn, elle daterait d’après 1195 environ. Mais il n’y a là rien de certain, et le poème a pu être composé à une époque bien antérieure. Les allusions à un dédommagement et aux consolations que le poète reçoit de sa nouvelle dame permettent de rapprocher ce poème de Si lot noncas res es grazitz et des pièces de son groupe. De faire chanso a donc pu être composé à la même époque, c’est-à-dire avant 1180–82.
1) R. Meyer assigne à De faire chanso le n. XVIII, et pour lui elle a été composée lorsque Gaucelm, selon la Razo B, eut quitté Maria pour porter ses hommages à Audiart de Malamort, peu avant 1198, ou cette année-là. Nous ne pouvons, bien sûr, accepter cette interprétation.