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Salverda de Grave, Jean-Jacques. Le troubadour Bertran d'Alamanon. Toulouse: Imprimerie et librarie Édouard Privat, 1902.

076,016- Bertran d'Alamanon

COMMENTAIRE HISTORIQUE.

 

Cette pièce se place, à notre avis, un peu plus tard que la précédente. Elle est certainement la plus obscure & la plus difficile à remettre au point de toute l’œuvre de Bertran.

Que ce soit bien contre Raymond-Bérenger, & non contre Charles d’Anjou, qu’elle est dirigée, c’est ce qui ressort du vers 11, où il est question du seigner carnal des Provençaux, le mot carnal ne pouvant signifier ici que « véritable » (1), « héréditaire ». D’ailleurs, comme nous le verrons plus loin, les reproches que Bertran adresse ici à son seigneur sont d’une tout autre nature que ceux dont il accable Charles, &, par contre, s’accordent on ne peut mieux avec la situation que nous avons décrite dans le commentaire du sirventés I.

Le reproche de rapacité est fait à Raymond-Bérenger également par Sordel, dans une pièce qui offre avec la nôtre plusieurs ressemblances (2). Ainsi, nous y lisons au vers 53 :

 

S’als pros Provensals presaz,
En q’aves seinhoria,
Ço que tolles rendias,
Chascus vos ameria
Lialmen
Pero vos son desirven,
Qar soven
Scorjatz la croz per l’argen.

 

Il me semble que dans la strophe III il ne peut également être question que du comte Raymond-Bérenger. Il est vrai que, d’après le vers 17, le personnage dont il s’agit paraît être allé à la croisade ; s’il en était ainsi, ce ne saurait être que Charles d’Anjou, qui s’est croisé en 1248 (3). Mais, à mon avis, une allusion à la croisade ne ressort pas nécessairement du vers en question ; d’abord, il y est parlé d’une prise de croix, non pas d’un départ pour la Terre-Sainte ; & puis il est possible que l’expression soit employée ici au figuré.

M. Torraca, qui, dans sa polémique contre M. de Lollis, a trouvé notre pièce sur son chemin (4), & qui, ainsi que nous le verrons bientôt, a le mérite d’avoir découvert un détail historique qui nous permet de dater la strophe IV, M. Torraca croit que le personnage de la strophe III est Raymond VII de Toulouse ; il n’hésite pas à lire, au vers 13, El cugul qu’es deseretat, & rapproche de notre sirventés celui de Sordel sur les tres deseritatz (5). Or, Raymond a été forcé par le pape de prendre la croix (6), & ainsi s’expliquerait, dans l’hypothèse de M. Torraca, le vers 17. J’en doute, car il y est question d’une prise de croix volontaire. Mais, surtout, le reste de la strophe, tout obscure qu’elle est, est en contradiction flagrante avec les tendances anticléricales du comte de Toulouse. Et puis, si l’on compare le ton sur lequel Bertran parle de Raymond dans le sirventés nº I avec celui qui règne dans cette strophe-ci, on voit clairement qu’elle ne peut s’appliquer à la même personne que ce sirventés.

Par contre, si nous admettons que le poète continue à y parler de Raymond-Bérenger, les allusions s’expliquent, du moins en gros, par la politique cléricale du comte, laquelle le rendait si impopulaire parmi les seigneurs de Provence (7).

J’arrive à la strophe IV. M. Torraca a, fort à propos, rapproché un acte de 1233, imprimé par Winkelmann (8). Il n’en a parlé qu’en passant : il me semble qu’en creusant un peu le sujet, on est confirmé dans la conviction que ce rapprochement est légitime. Il s’y agit de la captivité d’Hugues des Baux & de son fils Imbert, qui sont tombés entre les mains de Raymond-Bérenger, & il y est aussi question de Bertran d’Alamanon & de trois autres seigneurs qui ont été faits prisonniers par Raymond de Toulouse.

Deux mots d’abord sur le texte publié par Winkelmann, & qui n’est pas très clair. Le résumé suivant, qu’en donne Sternfeld (9), n’est certainement pas exact: « Au mois de mai, Guallia (l’envoyé de Frédéric II) s’entendit avec Raymond-Bérenger sur les conditions auxquelles celui-ci rendrait la liberté à Hugues des Baux, qu’il avait fait prisonnier ; Hugues payerait 500 marcs d’argent & donnerait, comme gage de cette somme, le château de Castellet à l’envoyé de l’empereur, qui ferait garder cette place forte « ad honorem & in sequestrum imperatoris ». Car c’est pour 1,500 marcs que Hugues devait se porter garant. Outre donc que la somme qu’indique Sternfeld est inexacte, il ne s’agit pas d’une rançon, mais d’une caution. Ce n’est que plus loin qu’il est question d’une rançon de mille marcs, payable au cas où la paix ne serait pas conclue avant la Noël & où ils ne voudraient pas se reconstituer prisonniers (10) ; il ne s’agit donc ici pas non plus d’une mise en liberté définitive. En dehors de leurs cautions personnelles, les deux comtes des Baux se porteront garants, jusqu’à concurrence de 500 marcs, pour Bertran d’Alamanon & trois autres « qui sunt in captione vel manulevatione adversariorum domini comitis », c’est-à-dire qui sont en captivité ou relâchés sous caution. Puis, au cas où la paix ne se ferait pas avant la Noël, Hugues & son fils devraient payer ces 500 marcs, à moins que Bertran & les autres ne consentissent à se reconstituer prisonniers, avec cette restriction toutefois que, si eux-mêmes aimaient mieux payer 1,000 marcs que de retomber en captivité (voyez plus haut), ils ne seraient jamais tenus de payer plus de 1,000 marcs en tout (11). Mais si la paix se faisait, ils n’auraient rien à payer pour Bertran & ses compagnons de captivité (12).

Cette captivité de Hugues des Baux est aussi mentionnée par César de Nostredame (13), qui raconte qu’en 1231 « Guillaume de Coumons & Hugues des Baulx, qui peu deuant avaient quitté le parti de Beringuier (14), dont il estoit homme lige ... et si c’estoit desertueusement retiré du costé du Comte de Tholose », furent faits prisonniers. « Dont le Tholosan, grandement irrité en son ame, delibera d’employer toutes ses forces... contre le Comte Prouençal, lequel manda incontinent ses Am[b]assadeurs prier les Arlesiens de lui vouloir donner faueur & secours. » Arles ne voulut se déclarer ni pour l’un ni pour l’autre, & obtint de Hugues qu’il servirait de médiateur. Après avoir donné sa parole d’honneur, il va pour trois jours à Beaucaire, à condition que, s’il ne réussit pas à conclure la paix ou s’il ne veut pas se reconstituer prisonnier, il devra donner une rançon de 1,000 marcs, & qu’il donnera comme otages des sujets du comte de Provence ou d’Arles. Il réussit à faire la paix (15).

Malgré les contradictions de date & de détail, il me semble difficile de ne pas rapprocher ce récit du document analysé plus haut. Quoi qu’il en soit, ce document explique parfaitement la véhémence du langage de Bertran ; en effet, que le comte de Provence n’ait pas voulu se porter garant pour ces quatre seigneurs, qui étaient pourtant ses sujets, & qu’il en ait chargé les seigneurs des Baux, cela n’a pas dû contribuer à le faire aimer davantage. Il explique aussi la strophe IV. Car la conduite des deux « Gomberz des Baux » (v. 19 ; comparez la note à ce vers), qui se prêtent à fournir la caution de quatre sujets de celui qui le tient en prison, a dû être vivement critiquée, & on a dû se moquer de leur rare bonté d’âme. Aussi, n’est-ce pas à tort que Bertran prend leur parti, pour expliquer ce qui les força à se soumettre aux volontés du comte, — & ce que nous n’apprenons que très imparfaitement par les quelques vers que le poète y consacre.

Il n’est pas impossible que les vers 37 & suivants du sirventés de Sordel, cité plus haut, se rapportent au mème épisode : il parle

 

del faduc
Qi mal sembla del Bauz n’Uc.

 

D’ailleurs, la mention faite de Blacatz, dans notre pièce aussi bien que dans la poésie de Sordel (16), le reproche adressé aux seigneurs de Provence de tarder à se venger de Raymond-Bérenger (17), l’expression de ueilh cluc (18), voilà, avec les rapprochements déjà signalés, autant de preuves que ces deux poésies ont été inspirées par les mêmes faits (19).

Ce n’est pas sans hésitation que j’en rapproche encore un échange de coblas entre le comte de Blandrate & Falquet de Romans (20). La personne inconnue à qui s’en prend le comte & que défend Falquet n’est peut-être autre que Raymond-Bérenger. D’abord, le reproche de tondre e pelar, au vers 1, conviendrait très bien ; mais surtout il y est dit au vers 9 :

 

Que zai van las genz disen
Que per cinc cenz marcs d’argen
No·iil calria metre gage.

 

Or, c’est justement pour « quingenti marci argenti » que le comte de Provence force Hugues des Baux à se porter garant pour Bertran, au lieu de s’en charger lui-même.

 

NOTES.
 
 
2. naturals signifie peut-être « vrai » (Chanson de la Croisade, Gloss. ; Guillaume de la Barre, Gloss., « de bonne origine »). Mais la traduction que je propose, « naturel, inné », convient mieux au sens de la strophe : « Quoique notre situation soit bien triste, j’ai un fonds de gaîté si riche que je chante tout de même. »
 
12. scorchat est, sans doute, le même verbe que scorsar (Levy, Figueira, p. 86) & que scorjar (de Lollis, Vita e Poesia di Sordello di Goito, p. 256).
 
13. cugul ; si nous avons raison d’interpréter ce vers ainsi: « Et le coucou de leur héritage », il faut d’abord admettre que cugul est employé comme nominatif & ensuite lire : lour eritat, au lieu de sonreritat, ce que permet le manuscrit.
Peut-être cugul a-t-il un tout autre sens, celui de« chasuble ». Il est vrai qu’on ne trouve en provençal que cugula ; mais comme le latin a cucullus & l’italien cucullo, une forme provençale cugul ne serait pas impossible. Or, ce nom d’un vêtement sacerdotal conviendrait très bien au sens général de la strophe III, où il s’agit manifestement de choses de la religion. El cugul signifierait alors: « dans la chasuble », & on pourrait traduire : « revêtu de la chasuble... il croit, dans sa sottise, être offert à Dieu ». Mais cela est fort douteux ; dans tous les cas, il faudrait donner à « chasuble » un sens figuré.
 
16. entrepausat. M. Torraca traduit par introdotto, mais je doute que le mot provençal puisse avoir cette signification. M. Levy, dans le Supplement-Woerterbuch, cite entrepausar aux sens de « intercaler » & « approuver » ; aucune de ces significations ne convient ici.
On pourrait rapprocher le verbe francrais entreposer, « déposer provisoirement » (Godefroy, Dict. gén.).
 
19. les dos Gomberz dels Baus. M. Torraca rappelle l’emploi, en vieux français, de ce nom pour désigner un paysan. M. Schultz, dans son article Zum Uebergange von Eigennamen zu Appellativa (Zeitschrift, XVIII, p. 130) ne cite pas d’exemple de « Gombert » ; il n’y a que Mainbert, Guirbaut, qui y ressemblent un peu. Je me demande si le poète, pour donner un nom plaisant aux deux des Baux, père & fils, ne les appelle pas par ce nom de paysan, en combinant de Hugon & Imbert les deux syllabes finales, faisant ainsi une variante de Mainbert.
 
20. stec est le prés. du subj. de estar. Voyez : Meyer, Die provenz. Gestaltung, &c. (Ausg. und Abh., XII), pp. 40-41 ; Harnisch, Die altprov. Praesens-und Imperfect-Bildung (Ausg. und Abh., XL), pp. 48-49, qui citent encore Bartsch, Chrestomathie, col. 69, v. 1. Le vers est trop court d’une syllabe. Lisez : non crei ge gen li stec ? (Levy).
 
24. Faut-il lire : Ez ill cluc[s] ols en descadec? Sur ce dernier mot, voyez Levy, Supplement-Woerterbuch, s. v. decazeg.
Sur l’expression ueilh cluc, voyez de Lollis, Vita e Poesia di Sordello di Goito, p. 254, & Schultz, Zeitschrift, XXI, p. 246.
 
25 & suiv. Comparez sur cette strophe Soltau, Blacatz, p. 44 & suiv. La traduction littérale serait : « depuis que le fils lui a arraché une morsure du côté ». Quoique cela ne donne pas un sens satisfaisant, je suis pourtant d’avis que nous n’avons pas le droit de faire des changements aussi violents que ceux que propose M. Soltau (la mors pour un mors & Lo filio pour Le filios ; remarquez que la forme mors pour mortz est très rare), d’autant plus que le résultat de ces changements est une phrase dont on ne voit pas le rapport avec le reste de la pièce. Dans ces conditions un « non liquet » vaut mieux. La traduction de M. Torraca ( « da quando un morso gli trasse giù un filo del costato ») ne m’est pas claire.
Pour le vers 28, on pourrait comparer les vers suivants, d’un anonyme (21) :
 
..... Mas raizos de ioi fai faillir (l. saillir)
Joi inz mon cor, per q’eu non sec,
Mes qe’m deport ....
 
A moins que sec ne soit le parfait de sezer.
 
29. Non fara. Un futur peut être en rapport avec un imparfait dans la phrase conditionnelle (22). Lisez : non fara ja ?
 
37. Gardacors. Voyez Torraca, Sul « Pro Sordello » di Cesare de Lollis. Est-ce le nom du vêtement employé comme senhal (23) ?

 

Notes :

1. Levy, Supplement-Woerterbuch, s. v. ()

2. Vita e Poesia di Sordello di Goito, per Cesare de Lollis, p. 151. ()

3. Voyez, plus loin, les commentaires des nos. IV et V. ()

4. Sul « Pro Sordello » di de Lollis, p. 105. ()

5. Sordel, éd. de Lollis, p. 152 ; Torraca, p. 108. ()

6. Martin, Histoire de France, IV, p. 149. ()

7. Sternfeld, Karl von Anjou, p. 5 (Berlin, Gaertner, 1888) : « So standen sich bald zwei Koalitionen in der Provence gegenüber : Raimund Berengar, im Bunde mit dem Papste und der Geistlichkeit, war in immer wieder erneuten Kampfe mit dem Grafen von Toulouse, der sich auf den Kaiser, auf den Laienadel und die unabhaengigen Staedte stützte. » ()

8. Acta Imperii inedita seculi XIII, nº 630. ()

9. Sternfeld, Arelat, p. 79. ()

10. Winkelmann, Acta Imperii inedita seculi XIII, p. 506, l. 26 (cf. p. 507, l. 22). ()

11. Winkelmann, Acta Imperii inedita seculi XIII, p. 506, l. 44. ()

12. Winkelmann, Acta Imperii inedita seculi XIII, p. 506, l. 36 : « Quod facta pace liberati sint penitus et absoluti et eorum manulevatores. » ()

13. Histoire et Chronique de Provence, Lyon, 1614, p. 188. ()

14. Cp. le Commentaire du sirventés nº I. ()

15. Cp. Barthélemy, Inventaire des chartes de la maison de Baux, p, 243. ()

16. Bertran, v. 25 ; Sordel, v. 51. ()

17. Bertran, vv. 8 et suiv. ; Sordel, vv. 19 et 20. ()

18. Bertran, v. 24 ; Sordel, v. 25. ()

19. Cp. Torraca, Sul « Pro Sordello » di Cesare de Lollis, p. 107. ()

20. Die Gedichte des Folquet von Romans, herausgegeben von Dr. Rudolf Zenker p. 71 (Bartsch, nº 181, 1). ()

21. Archiv, L, p. 264. ()

22. Appel, Provenz. Inedita, p. XXIV. ()

23. Cp. Romania, XIV, p. 493. ()

 

 

 

 

 

 

 

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