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Salverda de Grave, Jean-Jacques. Le troubadour Bertran d'Alamanon. Toulouse: Imprimerie et librarie Édouard Privat, 1902.

076,001 et 197,001- Bertran d'Alamanon

COMMENTAIRE HISTORIQUE POUR LES PIECES XI ET XII.

 

Dans le manuscrit, l’interlocuteur de Bertran, dans les pièces XI & XII, est appelé simplement Guigo. Pourtant, Bartsch & M. Chabaneau ont attribué ces pièces à Guigo de Cabanas, &, je crois, avec raison ; car la seule pièce qui, dans le manuscrit, est mise sous le nom de Guigo de Cabanas, est un échange de coblas avec Eschileta (1) ; or, elle y est immédiatement suivie de notre poésie. Puis, comme il n’est pas trop risqué de considérer comme la même personne les deux Guigo qui ont tensonné avec Bertran, c’est à Guigo de Cabanas aussi qu’on peut attribuer le nº XII.

Seulement, cela ne nous avance guère, car nous ne possédons aucun renseignement sur ce personnage. Nous ne savons pas non plus si c’est à lui qu’on doit attribuer les deux tensons que Bartsch cite sous le nº 196, car aucune des deux pièces de « Guigo » qui y sont signalées ne fournit un point d’appui.

Notre pièce parle de la grande « guerre entre les deux comtes » (v. 5), qui ne sauraient être autres que Raymond-Bérenger IV & Raymond VII de Toulouse (2). Or, cette guerre, dont nous avons parlé plus haut (3), a duré, avec des interruptions, de 1230 à 1245. Voici exactement comment elle se laisse diviser : 1230-1233 (4), 1237 (5), 1239-1241 (6), 1243 (7), 1244-1245 (8). C’est surtout en 1230, 1232 & 1240 qu’on s’est battu. Maintenant, dans quelle phase de la guerre se place la tenson ? Peut-être serait-on en droit de rapprocher l’abstention de Bertran (v. 5 & suiv.) de la captivité dont il a été question plus haut (9), & qui se place en 1233.

 

NOTES.

 
1 & suiv. Dans cette strophe Bertran refait la biographie de Guigue & il énumère tous les métiers qu’il aurait exercés. Il a été d’abord trotier, puis sirven, ensuite joglar & enfin cavalier salvatge.
II y a lieu de rapprocher les vers que Bertran adresse à Granet (XVIII, v. 29) :
 
Q’eu te mis an iugleria,
C’anavas als piez trotan.
 
Tous deux ont donc commencé par être des « trotiers », c’est-à-dire des « serviteurs de bas étage ». Dans une tenson citée par Raynouard (10), le « trotier » est assimilé au « pastor » & au « bouier » (11). Les « sirvens » sont déjà plus élevés. Raynouard (12) cite deux vers de Bertran de Born où ils sont nommés en même temps que les arbalétriers, les médecins & les archers. Le reproche de voler des moutons revient ailleurs encore dans la poésie des troubadours. Dans une pièce de Giraut de
Borneilh, le poète oppose le bon vieux temps au moment présent où
 
.... es pretz de raubar
e de penre berbitz ;
 
& il continue :
 
          Cavalliers si’aunitz
          Qe·is met a dompnejar
Pois que tocha dels mans moutons belans (13).
 
Dans une tenson entre un certain Bertran, qui n’est pas le nôtre (14), & Augier, celui-ci dit à son interlocuteur :
 
Bertran, vos c’anar soliatz ab lairos
Panan bueus e box e cabras e moutos... (15),
 
en des termes presque identiques à ceux de Bertran d’Alamanon.
Après avoir franchi l’étape de « jongleur », Guigue est devenu caualier saluatie, ou, d’après H, caualarat saluatge. Je ne sais pas ce qu’il faut entendre par là, & me demande si ce vers ne contient pas une faute. Mais, en rapprochant la strophe suivante, on dirait qu’il est devenu une espèce de « crieur public » (16).
 
9 & suiv. Cette deuxième strophe est, d’ailleurs, difficile à expliquer. Pour la comprendre, il serait bon de citer ce que dit M. Alwin Schultz sur « les crieurs » (17). « Les crieurs menaient une vie errante. Dès qu’ils savaient que dans une ville il y aurait une fête, ils s’y rendaient, &, à l’approche des invités illustres, ils proclamaient leurs noms & leurs titres de gloire. On ne les laissait pas partir sans les recompenser généreusement, car, comme ils voyageaient beaucoup, on devait les ménager : par leurs récits, ils pouvaient établir ou détruire des réputations. Les « crieurs » sont donc, en quelque sorte, des hérauts, sauf qu’ils offrent leurs services volontairement, en vue du salaire qu’ils en attendent. »
S’il était permis d’admettre que cette institution des « crieurs » existait aussi en Provence, — & comme, en Allemagne, on avait un nom français pour ces sortes de gens (krîer, grôier, grôgierer, krôgierer), de même qu’en Hollande & dans les Flandres (crayere), cela ne paraît pas impossible (18), — on pourrait croire que c’est là la position que le comte avait fini par accorder à Guigue.
On expliquerait alors parfaitement bien ces trois premiers vers de la deuxième strophe (19). Contrairement à l’habitude signalée plus haut de proclamer les mérites des grands seigneurs, Guigue devra ici les annoncer par des cris de « jalousie » & de « convoitise » ; un moyen pour Bertran d’exercer sa verve satirique sur les seigneurs. Seulement, ces vers s’accordent mal avec ce qui suit, car, au lieu d’indiquer les cris par lesquels Guigue devra accueillir les divers seigneurs, il retourne l’ordre & fait du nom de ces seigneurs le régime de crier. Il me semble que le poète joue ici sur l’expression cridar la gen, qui signifie non seulement « proclamer », mais aussi « prier » (20) ; pour être désagréable à Guigue, il lui indique les personnes auxquelles il peut s’adresser pour avoir de la nourriture & les qualités qui lui manquent.
Les derniers vers du sirventés de Guigue confirment notre explication des trois premiers vers de la deuxième strophe de Bertran.
Je trouve une confirmation de celle que nous avons proposée des autres vers dans la tenson de Guigo de Cabanas avec Esquileta (Bartsch, nº 2), qui, malheureusement, est également obscure :
 
     N’Esqileta, quar m’a mestier,
     M’aven a cercar mant seignor (21).
 
Le verbe cercar signifie ici sans doute « mendier » (22), & ainsi nous voyons que Guigue avoue lui-même qu’il est forcé de visiter les châteaux des grands seigneurs, pour avoir de quoi vivre.
Cette même tenson pourrait peut-être servir à expliquer la tornade, si obscure, du sirventés de Bertran. On y lit, après les vers que nous venons de citer :
 
     Et si tot non sai entre lor
     Cridar a foc, per en Rogier,
     Ben eu conosc que prez destriza
     E fina valors abriza,
E ses cridar sai en cort conoissen
Ben dir dels pros e mal de l’avol gen.
 
L’expression cridar a foc se retrouve au vers 20 de notre poésie. Elle ne peut signifier que « crier au feu », mais qu’est-ce alors que « crier au feu pour sire Roger » ? Serait-ce simplement un cri d’encouragement ?
J’attire enfin l’attention sur un passage de Guilhem de Montanhagol (23) :
 
     Mas ar volon li ric fols cridadors,
     Don farion a cridar malamens
     E a blasmar ab crit de viltenensa.
 
M. Coulet traduit (p. 191) : « Mais de nos jours les grands n’aiment comme poètes que ceux qui crient follement : par là, ils mériteraient d’être blâmés & accompagnés de clameurs de mépris. » Ne ferait-on pas mieux, d’accord avec ce que nous avons vu plus haut, de traduire ainsi les premiers vers : « Mais, de nos jours, les grands désirent des crieurs qui louent sans réserve » ? Comparez les vers, qui suivent avec ceux cités plus haut :
 
E quar li fol lauzo ses entendensa
So qu’ilh mal fan, lur lauzars lui par bos ;
Mas fols laus catz quar no·l soste razos.
 
10. Meisso (dans R) peut être Mison (près de Sisteron). Raynouard lit Puymeisso, ou il voit, sans doute, Puimoisson, Basses-Alpes, arrondissement de Digne. Mais d’où tire-t-il cette leçon ?
 
11. Le duc de Torcho (dans R) ne saurait être correct. Je trouve un Raymond de Turcho parmi les témoins de Charles d’Anjou au traité qu’il a conclu avec Milan, en 1265 (24); mais le titre de « duc » est naturellement impossible. Je n’ose pas lire Torno : le changement serait plutôt arbitraire, mais on pourrait alors rapprocher le nom de Guigo de Tournon (25). Ce qui donnerait peut-être quelque consistance à cette conjecture, c’est que ce Guigues a été le « cavalier » d’Almuc de Castelnou, & que justement Castelnou figure dans l’énumération de Bertran (v. 16). Tournon est dans l’Ardèche.
 
12-13. On trouve combinés les noms de Miullon & de Corteso dans une autre poésie, la tenson de Faure & Falconet, au vers 33 & suivants (26) :
 
En Falconet, mas lo coc es cregutz,
Ge·l doblaray del senhor de cuy for
Say Foucalquier, don es coms abatutz,
E met’ieu·s il senhor de Cortezo
Ab son oncle en R. de Mealho.
 
M. Schultz (27) relève dans la pièce, Bartsch, nº 125 (28), le nom de Raimonet de Mévouillon. Raimbaut de Vaqueiras parle du don de Meolho (29).
M. Selbach (30) place notre sirventés avant 1218, parce que le seigneur de Courtheson serait Guillaume des Baux, qui est mort en cette année ; je ne sais pas sur quoi repose cette identification, qui ne saurait être juste.
Mévouillon est situé dans le département de la Drôme, au nord-est de Carpentras, & Courtheson, à l’ouest de cette ville & au sud d’Orange.
 
14. Selo (R), Salo (H), Il s’agit sans doute de Salon, forteresse située entre Avignon, Arles, Marseille & Aix (31).
 
15. Sur Lunel, voyez Coulet, Montanhagol, p. 25. Sobresen se rencontre encore, Bartsch, Denkmaeler, 110, 18, au sens de « intelligence supérieure ». Raynouard (V, p. 197) traduit « déraisonnement ».
 
16. Sur Castelnou, voyez Schultz, Die Provenz. Dichterinnen, p. 13.
 
29. M. Zenker (32) croit à l’existence d’une tenson réelle qu’auraient faite Bertran & son frère. Je suis plutôt de l’avis de M. Jeanroy (33), qui considère ici l’expression partimen comme une métaphore.
Sur le frère de Bertran, voyez le chapitre final.
 

 

Notes :

1. Raynouard, Choix, V, pp. 143 et 176. ()

2. D’après l’Histoire littéraire, XVII, p. 481 (XIX, p. 461), la tenson se placerait en 1181. ()

3. Voyez le Commentaire du sirventés nº I. ()

4. Sternfeld, Arelat, p. 80, note 3 ; Hist. de Languedoc, VI, pp. 664, 665. ()

5. Hist. de Languedoc, III, p. 704. ()

6. Sternfeld, Arelat, pp. 97, 122, 126 ; Hist. de Languedoc, VI, p. 725. ()

7. Sternfeld, Arelat, p. 130. ()

8. Sternfeld, Karl von Anjou, p. 9. C’est donc à tort que M. Schultz (Archiv XCIII, p. 134) dit qu’il n’y a plus eu de guerre après 1241. La même erreur chez Coulet, Montanhagol, p. 24. ()

9. Voyez le Commentaire du sirventés nº II. ()

10. S. v. trotier. Cf. Crois. alb., Gloss. et II, p. 306, note 2. ()

11. Cp. Witthoeft, Sirventes joglaresc, p. 9. ()

12. S. v. sirven. Cf. P. Meyer, Gir. de Rouss., p. 65, note 2, et Romania, X, pp. 264-265 (où notre passage est cité) ; Alwin Schultz, Das hoefische Leben zur Zeit der Minnesinger², II, pp. 108-199. ()

13. Crescini, Manualetto provenzale, pp. 45 et 46. ()

14. Romania, X, p. 263. ()

15. Schultz, Zeitschrift, XXIII, p. 76. ()

16. Il est possible que la bonne leçon se cache dans H, car, dans R, il manque une syllabe. La forme cavalar est attestée (voyez Levy, s. v.) ()

17. A. Schultz, Zeitschrift, II, p. 124. ()

18. M. Paul Meyer (Romania, XI, p. 36) dit qu’en Provence il n’y a pas eu de hérauts. On remarquera qu’il parie de hérauts professionnels. ()

19. Elle a été résumée, assez incorrectement, dans Selbach, Das Streitgedicht, p. 60. ()

20. Levy, s. v. Cp. aussi l’anc. franc. crier Dieu, « invoquer Dieu » (cf. Rol. v. 3998). ()

21. Raynouard, Choix, V, p. 176. ()

22. Levy, s. v. ()

23. Edit. Coulet, nº XIII, v. 35. ()

24. Sternfeld, Karl von Anjou, p. 311. ()

25. Chabaneau, Biographies, p. 74, note 3 ; Schultz, Die Provenz. Dichterinnen, p. 12 ; Maus, Peire Cardenals Strophenbau in seinem Verhältniss zu dem anderer Trobadors, p. 91. ()

26. Selbach, Das Streitgedicht, p. 103. ()

27. Zeitschrift, IX, p. 126, note. ()

28. Mahn, Gedichte, nº 105. ()

29. Appel, Inedita, p. 271 (cf. Schultz, Die Briefe des Trobadors R. de Vaqueiras, p. 8). ()

30. Das Streitgedicht, p. 67. ()

31. Sternfeld, Karl von Ajou, p. 75 ; Winkelmann, Acta Imperii, p. 245 (« castrum Sellonis »), p. 277 (« castrum de Sallone »). ()

32. Die provenz. Tenzone, p. 52. ()

33. La Tenson provençale, p. 30 du tirage à part. ()

 

 

 

 

 

 

 

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