COMMENTAIRE HISTORIQUE.
La date ou il faudra placer le planh de Bertran dépend naturellement de celle qu’on assignera à la mort de Blacatz. Or, dans les derniers temps, cette date, qu’on avait fixée à 1237, a souvent servi de point de repère pour la détermination d’autres dates, & cette année 1237 est devenue une espèce de centre autour duquel se groupent les autres événements & les sirventés.
Pourtant, je crois qu’on a été trop affirmatif plaçant en 1237 la mort de Blacatz.
Je ne parle que pour mémoire de la théorie de M. de Lollis (1), d’après laquelle il y aurait eu deux Blacatz, au lieu d’un seul. MM. Soltau & Schultz ont, à mon avis, réussi à la réfuter (2).
Nous avons, dans l’œuvre de Bertran, rencontré déjà deux fois le nom de Blacatz ; d’après le sirventés nº I, vers 14, il est encore vivant en 1230 ou 1231 ; le sirventés II (strophe 5) ne nous permet malheureusement pas d’affirmer qu’il vivait encore en 1233 (cp. la note).
On a essayé de prouver qu’il vivait encore en 1235 (3).
En effet, César de Nostre-Dame (4) dit ceci : « Si s’esmeut pour lors une bien grande & aspre controuerse entre le Comte & sa Noblesse : Berenguier d’une part, Blacchas, Aycard de Vidauban, Bertrand du Puget... & certains autres Barons & Cheualiers de Provence du Bailliage du Frejuls de l’autre : à raison de certaines impositions... que Berenguier demandoit... : chose qui fut facilement appaisee. »
Il me semble que le « Blacchas » cité dans ce passage n’est pas nécessairement le poète. M. Soltau lui-même s’est efforcé de prouver l’existence d’un frère de Blacatz (p. 33), & M. de Lollis (5) prétend « che « Blacas » fu un di quei nomi di persona divenuti patronimici in Provenza ». D’ailleurs, pour Nostre-Dame lui-même, le « Blacchas » de la « controverse » ne semble pas avoir été identique avec le poète. Sans cela, aurait-il cité ce nom sans l’accompagner de quelque épithète élogieuse, lui qui, trois pages plus loin, consacre à « Blaccaz » (remarquez la différence d’orthographe), à l’occasion de sa mort, une tirade enthousiaste (6) ?
M. de Lollis (7), suivi en ceci par M. Soltau (8), est si convaincu que le Blacchas de 1235 est bien le poète, qu’il rapproche de cette querelle entre Raymond-Bérenger & les seigneurs de Provence, le sirventés de Sordel Non pueis mudar (nº III de son édition). Mais, à mon avis, c’est là une hypothèse peu justifiée, car César dit expressément que « la chose fut facilement apaisée », de sorte qu’il n’est pas probable que l’indignation de Sordel ait eu le temps de s’épancher dans un sirventés. Puis, quand on étudie les sirventés de cette période, on constate que le reproche de cupidité, d’impositions trop lourdes, est souvent adressé à Raymond-Bérenger : il s’agit, non pas d’un fait isolé, mais d’un état de choses permanent ; la politique du comte le faisait bien voir du clergé, mais lui aliénait les sympathies des seigneurs. Si l’on veut à toute force rattacher le sirventés en question à une crise qui s’est produite dans les relations tendues qui existaient entre le comte de Provence & ses seigneurs, c’est plus haut qu’il faut remonter. En effet, nous avons vu que pendant la première guerre de Raymond VII de Toulouse & de R.-Bérenger (1230-1233), il s’était formé une coalition des seigneurs de Provence (9) ; au besoin, on pourrait rapprocher de cet événement le vers 4 du sirventés : Entr’els an comprat fonda.
Quoi qu’il en soit, le passage de César manque, à mon avis, de force probante, & il me semble que la seule date post quam est l’année 1231.
On s’est ensuite attaché à la mention que César fait à deux reprises de l’année 1237 comme celle de la mort de Blacatz, & M. Soltau (10) attache beaucoup d’importance à ce témoignage. Mais, d’une part, Papon donne 1225 (11) ; d’autre part, l’autorité de César ne me paraît pas assez grande pour étayer à l’aide de ses données une argumentation (12).
Enfin, l’argument principal de M. Soltau — car, comme il résume les travaux de ses prédécesseurs, je me contente de peser ses arguments à lui — c’est la pièce de Bertran, notre nº I, qui, d’après lui, se placerait en 1237. Je n’ai qu’à renvoyer au commentaire de cette pièce pour prouver l’inexactitude de cette datation &, par conséquent, l’inanité de l’argument qui en est tiré.
Voilà les seuls arguments qu’on ait fait valoir pour la date de 1237. Car celui qu’on tire du vers 11 du célèbre planh de Sordel (los Milanes... lui tenon conques) ne fournit aucun appui. Au besoin, la bataille de Cortenuovo serait un terminus ante quem, mais cela même ne me paraît pas sûr (voyez plus loin).
Essayons, à notre tour, d’arriver par d’autres voies à des résultats plus précis, & étudions quelques pièces qui sont de nature à nous fournir des renseignements.
I. Planh de Peire Bremon (13). M. de Lollis (14), avec M. Torraca (15), est le seul, à ma connaissance, qui ait essayé de trouver dans cette poésie des moyens de la dater. M. Schultz a été amené à parler de la date du planh dans son article sur la « Joute poétique de Sordel & de Peire Bremon » (16) ; mais, lui aussi, qui a trouvé tant de dates sûres de l’histoire des troubadours, a été hypnotisé par cette année 1237, date présumée de la mort de Blacatz.
M. de Lollis s’appuie sur la dernière strophe, que voici :
|
La testa del cors sans trametay veramen
|
|
Lay en Jherusalem, on Dieus pres naysemen,
|
35
|
Lay al Saudan del Cayre, s’el pren batejamen ;
|
|
E presenti·l la testa, may estiers la·y defen ;
|
|
E Gui de Guibelhet, car a fin pretz valen,
|
|
Garde be la vertut per la payana gen ;
|
|
E si·l rey d’Acre y ven, lays cobeytat d’argen,
|
40
|
E sia larcx e pros, e gart ben lo prezen. |
M. de Lollis remarque à propos de ces vers :
1. Que le « Soudan del Cayre » est nommé ici, par une synecdoque, comme le principal représentant de l’Orient mahométan.
2. Jérusalem paraît être entre les mains des infidèles, & ç’a été le cas en novembre 1239.
3. La proposition de se faire baptiser rappelle ce qu’on racontait alors, en effet, du sultan de Damas, dont on pouvait savoir en France, depuis 1240, qu’il était favorable au christianisme.
4. Gui de Guibelhet est ce Guido de Gibel, qui prit part au siège de Damiette en 1218, & qui, en 1228, prêta de l’argent à Frédéric II.
5. Le roi d’Acre est pour M. de Lollis le roi Thibaud de Navarre, qui venait d’Acre ; d’Acre serait donc circonstanciel, & le roi suffirait pour indiquer qui c’était. Or, comme Thibaud est arrivé à Acre en 1239 & que c’est d’Acre que, en 1240, il est reparti sans avoir rien fait, le sirventés doit se placer, après cette date.
Voilà sans aucun doute un échafaudage fragile (17). Les arguments 1-3 ne me semblent pas très forts. Que l’on considère le sultan d’Egypte comme le représentant des puissants de l’Orient, je le veux bien. Mais encore faudrait-il d’abord chercher si l’on ne pourrait pas trouver un sultan déterminé que Peire Bremon pourrait avoir eu en vue. L’argument 2 a bien des chances d’aller contre le raisonnement de M. de Lollis lui-même ; car, si Jérusalem était entre les mains des infidèles, il faudrait donc que le planh eut été écrit entre novembre 1239 & l’automne 1240, époque de l’occupation passagère de Jérusalem par les Turcs (18) ; or, d’après le point 3, c’est après 1240, que M. de Lollis le place. Quant au point 3, n’a-t-on pas raconté (19) la même chose de Saladin ? Et, d’ailleurs, l’invitation de se faire baptiser n’est-elle pas toute naturelle, sans même qu’il y ait là une allusion quelconque à un fait précis ? Puis ce qui, dans l’argumentation de M. de Lollis, m’a surtout frappé, c’est que, à deux reprises, il fait violence aux vers pour leur faire dire ce qu’il veut. D’abord, en séparant le rey & d’Acre, ensuite en rapportant à Gui de Gibelhet le reproche d’avarice que Bremon fait évidemment au roi d’Acre.
C’est que M. de Lollis n’a pas vu que le roi d’Acre est un personnage tout ce qu’il y a de plus historique. Du Cange, dans ses Familles d’Outre-mer (20) en parlant de Jean de Brienne, roi titulaire de Jérusalem, dit : « ... Il eut plusieurs enfants qui furent surnommés d’Acre, à cause que leur père estoit vulgairement reconnu sous le titre de roy d’Acre. D’ailleurs, c’est ainsi que l’intitule le Ménestrel de Reims (21). On connaît l’histoire de ce beau-père de Frédéric II, qui, après avoir, à son corps défendant, cédé son royaume à son gendre, est devenu un de ses ennemis les plus acharnés, & a fini sa vie mouvementée à Constantinople, comme empereur, en 1238 (22).
La constatation de l’identité du roy d’Acre cité par Bremon nous permet-elle de préciser la date du planh ? Il me semble que nous pouvons dire ceci : Que Bremon l’ait encore appelé « roi d’Acre » après qu’il eut été nommé empereur, cela n’a rien d’impossible ; le Ménestrel l’appelle de ce titre jusqu’à sa mort, croyant qu’il était resté le « baus » de Baudouin. Mais, par contre, le grand âge que Jean de Brienne avait atteint quand il mourut nous oblige de reculer, autant que le permettent les autres données, la date du planh de Bremon.
M. de Lollis a bien reconnu Gui de Gibelhet, qui, en 1228, prit part, pour l’empereur Frédéric II & lui préta de l’argent. Mais comment pourrait-on supposer qu’en 1240 Bremon parlât encore de ce gentilhomme comme de quelqu’un qui est connu de tous ? N’est-il pas infiniment plus probable que c’est sous le coup des événements de 1228, ou du moins peu après, que ce nom s’est offert à la plume du poète ? Et s’il en est ainsi, ne serait-il pas tout naturel de reconnaître dans le « sultan du Caire » ce Malek-el-Kamel, l’allié de Frédéric, le si célèbre sultan d’Egypte, dont la réputation rendrait assez plausible la supposition qu’il se ferait baptiser ? Je dis ceci pour ceux qui voudraient à toute force voir une allusion dans le vers 35.
Ainsi cette strophe nous ramène à une époque peu éloignée de la croisade de Frédéric II. Et si maintenant on se rappelle la chanson de Peire Bremon « Mei huoill an gran manentia·n » (23), où il parle d’une dame qui est restée en Syrie, qui était « sa joie » & qu’il ne reverra plus, on pourrait supposer, sans se risquer trop loin, que Peire Bremon était parmi les croisés & que ce sont des souvenirs personnels qui lui ont inspiré sa strophe.
Je relève encore, dans le planh de Peire Bremon, le vers 30, où il est dit des comtes de Provence et de Toulouse :
C’ueymays auran li comte patz ab amor coral,
& qu’on peut rapprocher de la cinquième strophe du planh de Sordel auquel je passe maintenant.
II. Planh de Sordel.
|
Al comte de Toloza a ops qu’en manje be,
|
|
Si·l membra se que sol tener ni so que te,
|
35
|
Quar, si ab autre cor sa perda non reve,
|
|
No·m par que la revenha ab aquel qu’a en se.
|
|
E·l coms proensals tanh qu’en manje, si·l sove
|
|
C’oms que deseretatz viu guaire non val re,
|
|
E si tot ab esfors si defen ni·s chapte,
|
40
|
Ops l’es mange del cor pe·l greu fais qu’el soste. |
Il est tout de suite évident que cette strophe ne saurait avoir été écrite en 1237, car de parler des pertes, du comte de Toulouse, qui depuis 1230 n’avait fait que des conquêtes en Provence, avait reconquis le Venaissin & s’appelait de nouveau « marquis de Provence (24) », quel sens cela aurait-il ? Puis, la « défense & les efforts » de Raymond-Bérenger, quels étaient-ils en 1237 ? Par contre, si l’on place le planh plus près de 1230, les allusions s’expliquent sans peine. Les pertes de Raymond de Toulouse, c’est-à-dire celles qu’il avait souffertes par le traité de Paris, étaient encore présentes à tous les esprits. Le comte de Provence était également « déshérité » ; car, en 1230, Raymond avait été reconnu par les habitants de Marseille ; & l’on se rappelle que dans le célèbre sirventés des trois deseretatz (que M. Schultz suppose avec raison avoir été écrite en 1231 (25)), c’est également à cause de cette perte de Marseille que Sordel appelle Raymond-Bérenger un desertat (v. 32) : quoi de plus naturel que la même qualification se soit trouvée sous la plume du poète pour caractériser le même événement ?
Or, en rapprochant du vers 39 celui de Peire Bremon que j’ai cité plus haut, on voit que la paix qu’annonce ce dernier n’est pas encore conclue au moment où écrit Sordel. Comme il ne peut s’agir quede la guerre de 1230-1233, le planh de Sordel doit se placer au plus tard en 1233. Celui de Bremon annonce que la paix a été conclue ; cela, eu lieu également en 1233 (26), de sorte que nous avons là un terminus post quem pour cette dernière pièce, & en même temps une présomption en faveur d’une année très rapprochée de 1233.
Au vers 25 du planh de Sordel, nous lisons :
Del rey d’Arago vuel del cor deja manjar,
Que aisso lo fara de l’anta descarguar
Que pren sai de Marcella e d’Amilau...
M. de Lollis rapproche de ces vers le sirventés anonyme, attribué à tort à Bertran de Born, & publié parmi les pièces apocryphes par Stimmmg (27) & en cite les vers suivants :
..... Nostre rei pert malamen
Lai a Melhau, on solia tener,
Que·l coms li tolh ses dreg e a gran tort,
E Marcelha li tolh a gran soan.
Le roi d’Aragon dont il s’agit est Jacme I, &, d’après de Tourtoulon (28), ces vers contiennent une allusion à la soumission de Marseille à Raymond de Toulouse, en 1230. C’était là une perte pour Raymond-Bérenger, mais aussi pour le roi d’Aragon, qui devait hériter de Marseille si son cousin mourait sans descendants mâles.
Nous voici donc une fois de plus forcé d’admettre pour le planh une date voisine de 1230, car cette allusion ne se comprend que quand l’événement auquel elle se rapporte est récent. D’ailleurs, la pièce anonyme, quoi qu’en dise de Tourtoulon (29), porte d’autres traces d’avoir été écrite vers ce temps-là, ainsi que l’avait déjà deviné M. Stimming.
M. de Lollis (30) tâche de tirer de la mention de Milhau une conclusion pour la date de la pièce. D’après l’Histoire de Languedoc, corrigée par M. Molinier (31), Jacme I, occupé à assiéger Valence, fit une diversion sur Milhau vers 1237. Jacme reprit la ville qu’il avait perdue par le traité de Paris (1229), & ce serait donc après 1237 que Raymond doit l’avoir reprise. Je me demande cependant si la perte de Milhau dont il s’agit ici ne serait pas plutôt celle de 1229 ; s’il en était ainsi, la perte de Marseille serait à peu près contemporaine de celle de Milhau & on comprendrait mieux que le poète les ait mentionnées ensemble. Et que ma supposition ne soit pas trop hasardée, c’est ce que nous prouve le rapprochement des vers suivants de la pièce IV de Sordel, où on lit (v. 16) :
.....be·m platç
Car gient es a Milhautç çobratz ( 32),
c’est-à-dire : « Car il (le roi d’Aragon) a été gentiment (expression ironique, bien entendu) vaincu à Milhau ». Or, ces vers se rapportent bien au traité de Paris, car Sordel ajoute :
Mas no·n fun aunitç ni blasmatç,
Ni·n pres trega, ni·n guret patç.
c’est-à-dire : « Aucun blâme ne doit l’en frapper (car la chose s’est passée en dehors de lui), & il n’y a pas consenti ». En effet, Louis VIII avait, de sa propre autorité, enlevé Milhau à Jacme pour le donner à Raymond de Toulouse (33) ; que Jacme ne se soit pas résigné, c’est ce que montre son expédition de 1237. Si les vers se rapportaient à la reprise de la ville par Raymond, & que Jacme eût donc perdu Milhau par les armes, comment le poète aurait-il alors pu dire qu’il ne méritait pas d’en être blâmé ?
Ne quittons pas encore le sirventés anonyme. Au vers 8, on lit :
E Monpeslier li cuget tolr’antan.
D’après M. de Lollis, ce vers se rapporterait à ce qui s’est passé en 1238, lorsque l’évêque de Maguelonne disposa en faveur du comte de Toulouse de la seigneurie de Montpellier. Mais cela me paraît extrêmement invraisemblable, car comment peut-on appeler « tentative de s’emparer de Montpellier » le fait qu’un autre vous en offre la seigneurie ? Puis, Raymond ayant réellement accepté, donc ce n’était pas là une simple tentative. Il me paraît certain qu’é c’est d’un autre événement qu’il est question dans ce vers. Lequel ? Je ne saurais le dire, mais il n’est pas impossible que, dans la guerre de Raymond de Toulouse contre le roi de France, il ait essayé d’empiéter sur les droits du roi d’Aragon.
Si ce vers nous oblige donc à prononcer un non liquet, il en est autrement de la strophe IV, où il est parlé du comte d’Urgel. On sait qu’en 1228 Jacme s’empara d’Urgel, sous prétexte de secourir la fille de l’ancien duc Armengol (34) ; or, dans la strophe en question, le poète engage le comte à réclamer ce qu’il possédait autrefois :
E demandai a·l rei tot l’onramen
De lai d’Urgelh que soliatz tener...
E si no fagz, ja l’aulra sanh Johan
No vejatz vos s’el mieg non faitz deman.
A propos de ces vers, de Tourtoulon dit (35) : « Les paroles du troubadour, ami & probablement vassal du comte d’Urgel, nous révèlent de nouvelles prétentions de la turbulente maison de Cabrera. Les réclamations du comte d’Urgel se renouvelèrent en 1242 ». Je fais remarquer que ce n’est pas pour la première fois, & que ces vers ne nous obligent donc nullement à placer aussi tard le sirventés ; d’après de Tourtoulon lui-même (36), Pons de Cabrera avait réclamé déjà en 1236. D’ailleurs, la poésie ne parle aucunement d’une tentative faite par le comte d’Urgel pour rentrer dans ses biens ; elle ne fait que l’inciter à faire valoir ses droits. Et ainsi cette strophe ne nous fournit qu’un terminus post quem : l’année de la prise d’Urgel par Jacme d’Aragon, en 1228.
Le souvenir des conquêtes que Jacme a faites sur les Sarrasins ne nous fournissent aucun appui : la première expédition contre Majorque a eu lieu de 1229-1230 (37), une autre en 1231, puis en 1233 (38). C’est en 1232 d’abord, puis de 1236 à 1238 qu’il fait la guerre qui se termine par la conquête de Valence (39).
Enfin, il reste à parler de la deuxième strophe. La traduction qu’en propose de Tourtoulon n’est pas absolument exacte : « Au comte de Provence je dis qu’il n’ait crainte, que bientôt il aura secours de notre roi, qui grandement est désireux de l’aider quand il sera maître de Chiva. Car je lui fais savoir que En Berenguer lui a pris ce château, & je lui dis qu’un roi qui va donnant son bien & s’en retourne fait action d’enfant ». Au vers 21, la traduction n’a pas le mot sai ; pero ne signifie pas car, & puis, je me demande si ·lh (au v. 21) peut se rapporter à un autre que le comte de Provence. D’après de Tourtoulon (40), cette strophe fait allusion à l’événement suivant : au moment du siège de Xativa (1240), Berenguer de Entenza se trouvait en guerre avec le roi d’Aragon ; le baron révolté s’était fortifié dans le château de Chiva, que Jacme lui avait donné autrefois ; mais il ne tarda pas à se soumettre. Si ce rapprochement était juste, il n’y aurait plus de doute que le sirventés anonyme ne fût postérieur à 1240. Si pourtant j’hésite à lui sacrifier tous les arguments que j’ai jusqu’ici rassemblés pour prouver qu’il est des environs de 1230, c’est surtout que je ne sais pas contre qui le comte de Provence aurait bien pu avoir besoin de l’aide de Jacme en 1240, où il venait de soumettre Arles (41). Par contre, on sait que, en 1236 le roi d’Aragon étant à Montpellier a essayé de réconcilier les deux comtes (42), qu’en 1239 il avait en personne renouvelé ces tentatives à Montpellier (43) ; comment alors, en 1240, Raymond-Bérenger aurait-il pu compter sur le secours de Jacme ? Mais surtout, en 1241, Jacme conclut avec Raymond de Toulouse un traité par lequel ils se promettent de secourir l’Église contre tous, excepté le comte de Provence & le roi de France (44). Ou je me trompe fort, ou ces différentes actions de Jacme ne sont pas d’accord avec la promesse de « secours » dont le troubadour inconnu flatte le comte de Provence. Par contre, au commencement de la guerre, celui-ci était sans doute en droit d’y compter, puisque ses intérêts à lui étaient aussi ceux du roi d’Aragon. Maintenant, à quoi se rapporteraient alors les allusions faites à « En Berenguier » ? Je ne sais pas si le récit que fait de Tourtoulon de ce Berenguer de Entenza a une grande autorité, si la date de sa défection est sûre ; pour le moment, je suis plutôt sceptique sur ce point.
Revenons au planh de Sordel.
Il faut bien parler encore un moment des vers où il est dit que les Milanais tiennent Frédéric II « conquis ». Il me semble que M. de Lollis (45) a parfaitement raison de dire que cette expression s’applique à toute la période qui va de 1226 à 1250 ; jamais Frédéric n’a réussi à réduire les Milanais à l’impuissance. Mais dans cette longue période il y a eu des moments de crise où la résistance des Milanais s’est manifestée plus fortement. Or, c’est bien avant 1236, où Frédéric, après une marche brillante, s’empara de Vicence & répandit la terreur en Lombardie, que cette résistance a été la plus forte (46). C’est donc entre 1226 & 1236 qu’il faut chercher, & alors on n’hésitera pas longtemps avant de s’arrêter aux années 1231-1234, où l’hostilité de Milan a été le plus dangereuse pour l’empereur. La ligue des villes, formée en 1226 contre l’empereur (47) & qui s’était soumise en 1227, n’avait rien tenu de ce qu’elle avait promis (48). Elle avait profité du séjour de Frédéric en Orient, en 1228, pour reprendre les hostilités contre les villes rivales. Depuis cette année, la guerre avait sévi sans interruption, & la part qu’y avait prise Milan était prépondérante (49).
Or, en 1230, Frédéric, après avoir conclu la paix avec le pape, jugea le moment venu d’intervenir, Schirrmacher dit (50) : « En 1230, Frédéric jugea le moment venu de mettre fin à la discorde. Mais ses adversaires jugèrent, de leur côté, que c’était le moment de ne plus souffrir aucune ingérence de sa part. La ligue des Lombards avait été renouvelée à Mantoue, les 12, 13 & 15 juillet, par le podestat & les syndics de Brescia, Vicence, Padoue, Vérone & Ferrare. Cette fois non plus l’empereur ne put avoir recours aux armes, car ce n’était qu’en Allemagne qu’il pourrait trouver les forces qui lui pouvaient faire espérer de remporter une victoire définitive, sur les rebelles. »
Frédéric convoque alors une diète à Ravenne. Schirrmacher continue (51) : « Cinq mois ayant l’ouverture de la diète, on lui fit voir, en renouvelant la ligue, comment on comptait le recevoir. Il ne pouvait ni ne devait employer la force : il fut donc obligé de reconnaître que la moitié de son entreprise avait échoué, & de s’estimer, heureux si l’entrevue qu’il avait projetée avec son fils & les princes allemands n’était pas empêchée par les obstacles dont les Lombards le menaçaient. » Les Lombards ne se soucient pas de laisser passer l’empereur par leur pays. Schirrmacher (52) : « Ils se liguèrent étroitement & se préparèrent à la guerre comme s’il s’agissait d’une lutte pour l’existence. » L’empereur est obligé de renvoyer la diète au mois de mars 1232, à cause des nombreuses absences. Mais à la fin, il est obligé de la transférer en Frioul, doit se rendre par mer de Venise à Aglei & se contente de prononcer le ban contre les rebelles. C’est à cette seconde rébellion des villes de la Lomhardie que s’appliqueraient on ne peut mieux les vers du planh de Sordel, qui a déjà fait couler tant d’encre. Mais ils ne conviendraient pas moins bien aux événements de 1234 ; lorsque le fils de l’empereur se ligua avec les villes lombardes contre son père, l’impuissance de l’empereur contre les rebelles a été plus manifeste que jamais.
Il reste à voir si les autres allusions du planh ne s’opposent pas à une date antérieure à 1237.
Au vers 16, Sordel reproche au roi de France de ne rien faire contre la volonté de sa mère, & M. de Lollis (53) est d’avis que ce vers a dû être écrit après 1236, année où finit la tutelle de Blanche de Castille, « e poteva quindi esser meno irragionevole un rimprovero al re di Francia per la sua soverchia deferenza verso l’autorità materna ». On m’accordera que cet argument n’a rien de décisif. On sait de reste que Blanche « l’étrangère », était antipathique aux grands seigneurs & qu’ils voyaient d’un mauvais œil que « l’enfant, devenu jeune homme ne manifestait de volonté que pour conserver l’exercice du pouvoir à sa mère » (54). Je dirais même plutôt que cette exhortation à se soustraire à l’autorité maternelle prouve qu’il est toujours en tutelle. Sordel n’est ici, sans doute, que le porte-voix des plaintes des grands seigneurs français.
Je m’arrête, pour finir, aux vers 29 :
Et apres vuelh del cor don hom al rey navar,
Que valia mois coms que reys, so aug comtar.
Thibaud de Champagne devint roi de Navarre en 1234 ; il fut couronné au mois de mai. Conclusion : le planh de Sordel a été écrit après le mois de mai 1234, & comme les autres allusions, notamment celles que fait Sordel à Frédéric II, nous ramènent à cette même année au plus tôt, il me semble certain que c’est en 1234 que le planh a été écrit.
C’est vers la même époque que nous ramène le planh de P. Bremon.
Et le planh de Bertran confirme cette date. Car, au vers 25, il nomme Guida de Rodez (55). Or, cette sœur du comte Hugues s’est mariée en 1235. M. de Lollis cite (56) des paroles de M. Chabaneau pour prouver qu’il n’y a aucun inconvénient à admettre qu’après son mariage Guida ait encore été appelée par son nom de jeune fille ; seulement les cas cités par M. Chabaneau ne sont pas absolument identiques à celui qui nous occupe ici. Il rappelle que la femme de Raymond VI, comte de Toulouse, fut toujours appelée « reine », & Eudoxie, femme de Guillaume VIII de Montpellier, toujours « impératrice ». Seulement, il ne s’agit là que de titres, non pas du nom entier, & cette différence est capitale à mon avis.
NOTES.
Je renvoie une fois pour toutes aux notes de M. Springer.
7. Ce vers ne me paraît pas contenir une explication du vers précédent ; M. Springer traduit « car », mais je me demande comment le fait que Sordel gaspillerait au besoin cinq cents cœurs peut motiver le contenu du vers 6.
11. Sur Béatrix de Provence, voyez, outre la note de Springer, celle des vers 2-4 de notre pièce XI.
16. Je ne suis pas de l’avis de M. Zenker ( 57) que c’est de la gloire de Madame de Béarn qu’il s’agit dans ce vers. Je ne sais pas ce que M. Zenker entend par les « Parallelstellen » des strophes suivantes : si ce sont, par exemple, les vers 20, 28, 40, je ferai remarquer que, dans ces vers, il y a des futurs, tandis que enanset est un parfait.
22. Comment faut-il comprendre autres ?
25. Sur Guida, voyez le Commentaire.
33. Sur la dame de Lunel, voyez, outre la note de Springer, Coulet, Montanhagol, pp. 24, 63.
43. M. Springer voit dans Ermenda (c’est la leçon qu’il préfère pour notre Esmenda) le nom propre d’une dame ; il ne sait pas, d’ailleurs, avec qui on pourrait identifier cette dame. A mon avis, les manuscrits imposent la leçon Esmenda, où je vois un senhal, tel que les aimait Bertran (cp. le chapitre final : « Essai de reconstitution de la vie de Bertran ») ; esmenda signifie « amende, récompense, rançon » ( 58). Peut-être aussi le poète joue-t-il sur l’expression ses menda « sans faute ».
Notes :
1. Sordello, p. 37 et suiv. (↑)
2. Soltau, Blacatz, p. 60 ; Schultz, Zeitschrift, XXI, p. 241. (↑)
3. Soltau, Blacatz, p. 29. Cp. sur ce planh l’Hist. littéraire, XIX, p. 464. (↑)
4. Histoire et Chronique de Provence, p. 190. (↑)
5. Sordello, p. 38. (↑)
6. Histoire et Chronique de Provence, pp. 193 et 194, en bas. — Dans le passage cité plus haut, en nommant Roméo de Villeneuve, l’appelle « le grand R. d..V. ». (↑)
7. Sordello, p. 34. (↑)
8. Blacatz, p. 53. (↑)
9. Voyez le Commentaire du nº 1. (↑)
10. Blacatz, p. 59, note. (↑)
11. De Lollis, Sordello, p. 39, note 1. (↑)
12. Sternfeld, Karl von Anjou, p. 26, note 5, dit : « Da die Angaben von Nostradamus aber nur mit grosser Vorsicht aufgenommen werden dürfen, so geben wir sie nur da als sicher wo sie durch andere Quellen bestaetigt werden. » (↑)
13. Imprimé dans Springer, Das altprov. Klagelied, p 100. (↑)
14. Sordello, p. 42. (↑)
15. O. l., pp. 10 et suiv. (↑)
16. Archiv, XCIII, pp. 123 et suiv. (↑)
17. Cp. la critique de Schultz, Zeitschrift, XXI, p. 240. (↑)
18. Von Raumer, Geschichte der Hohenstaufen, IV, p. 149. (↑)
19. Récits d’un Ménestrel de Reims, éd. de Wailly, § 212. (↑)
20. Collection des documents inédits sur l’Histoire de France, éd. Rey, p. 36. (↑)
21. §§ 233, 243, 244, 436. (↑)
22. Schirrmacher, Friedrich II, II, pp. 91 et suiv.; III, pp. 92 et suiv. Cf. l’Histoire littéraire, XXIII, p. 638. (↑)
23. Archiv, XXXIV, p. 178. Cp. de Lollis, Sordello, p. 48, qui croit que Peire Bremon a pu connaître cette dame pendant la croisade de 1248. (↑)
24. Cf. La note du vers V, 6 ; Sternfeld, Arelat, p. 87. (↑)
25. Zeitschrift, VII, p. 257 (cf. cependant XXI, p. 248). — Le sirventés en question est le nº IV de l’édition de M. de Lollis, qui en discute la date à la page 35. (↑)
26. Sternfeld, Arelat, p. 79. (↑)
27. Bertran de Born, 1879, p. 213 (cp. p. 84). (↑)
28. De Tourtoulon, Jacme I, roi d’Aragon, II, pp. 12-13. (↑)
29. De Tourtoulon, Jacme I, roi d’Aragon, II, pp. 23, 50. (↑)
30. Sordello, p. 37, note. (↑)
31. Tome VI, p. 705, note 5 ; de Tourtoulon, Jacme I, roi d’Aragon, II, p. 4. (↑)
32. C’est ainsi qu’il faut lire avec Schultz, Zeitschrift, XXI, p. 248. (↑)
33. Cp. sur les droits que Jacme avait sur Milhau, Histoire de Languedoc, t. VI, p. 524. Sur les événements de 1229, Histoire de Languedoc, p. 647-8. (↑)
34. E. Raymond Beazley, James the first of Aragon, pp. 15-17. (↑)
35. Tourtoulon, Jacme I, roi d’Aragon, II, p. 50. (↑)
36. Tourtoulon, Jacme I, roi d’Aragon, I, p. 364. (↑)
37. Schimdt, Geschichte Aragoniens in Mittelalter, Leipzig, 1828, p. 146. (↑)
38. Schimdt, Geschichte Aragoniens in Mittelalter, Leipzig, 1828, p. 150. (↑)
39. Schimdt, Geschichte Aragoniens in Mittelalter, Leipzig, 1828, p. 152. (↑)
40. Jacme I, roi d’Aragon, II, p. 50, note. (↑)
41. De Tourtoulon (Jacme I, roi d’Aragon, II, p. 4) me semble vouloir considérer l’expédition de Jacme en 1236 pour reprendre Milhau (voyez ci-dessus) comme une action en faveur du comte de Provence : « La guerre entre les deux comtes fut reprise en 1237, Jacme ne répondit qu’avec très peu d’empressement aux demandes de secours de son cousin de Provence... Il tenta cependant une diversion sur Milhau... » Or, rien ne justifie cette explication donnée à l’expédition de Jacme. (↑)
42. Sternfeld, Arelat, p. 88. (↑)
43. Sternfeld, Arelat, p. 122. (↑)
44. Sternfeld, Arelat, p. 126. (↑)
45. Sordello, p. 40. (↑)
46. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, II, p. 348. (↑)
47. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, p. 114. (↑)
48. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, p. 268. (↑)
49. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, p. 271. (↑)
50. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, p. 271. (↑)
51. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, p. 273. (↑)
52. Schirrmacher, Kaiser Friedrich der Zweite, p. 275. (↑)
53. Sordello, p. 262. (↑)
54. Martin, Histoire de France, IV, p. 145. (↑)
55. Voyez sur cette dame : Coulet, Montanhagol, p. 118 ; Springer, Klagelied, p. 99 ; de Lollis, Sordello, p. 30. — M. Chabaneau (Biographies, p. 45) croit retrouver dans le Novellino une allusion aux amours de Bertran et de Guida. (↑)
56. Sordello, p. 31, note 2. (↑)
57. Literaturblatt, XVIII, col. 60. (↑)
58. Levy, s. v. (↑) |