I. — INTERPRÉTATION DU TEXTE.
31-36 : Ce passage, alambiqué et obscur, n'a visiblement pas été compris par les scribes, comme cela ressort des mutilations diverses dont témoignent les autres ms. La leçon de L nous paraît la plus claire et la plus plausible.
51 : ms. : al me (?) fai agradar raszos. Je corrige d'après QRc ; L est le seul ms. qui ait agradar ; al me m'est incompréhensible. J'interprète : la raison fait parfois (a locs) prendre garde (agardar/gardar) ; autrement dit, la raison appelle parfois la défiance vis-à-vis des sentiments amoureux ; alors que Merci entraîne spontanément une adhésion totale de l'être (cf. ci-après).
76 : La syntaxe de ce vers m'est obscure. — QRc ont razos à la place d'orguoillz, ce qui entre mieux dans le cadre de la longue opposition, énoncée plus haut, entre Merci et Raison.
85 : per : 3e p. s. ind. prés. de perdre. Une des premières manifestations de la Merci est l'indulgence, la compréhension ( chausimen), vis-à-vis de celui qui aime. Cf. II, notes I, 12-15 et II, 15.
118-121 : vers inintelligibles sans les quatre vers supplémentaires de QRc. Nous mettons entre crochets la traduction de ces quatre vers. Le sens général, toutefois, nous paraît assez clair : l'amant-troubadour reproche à sa dame d'avoir, du moins à l'origine, accueilli trop favorablement ses avances et de l'avoir ainsi encouragé à lui faire une cour plus serrée. Autrement dit, c'est la dame, et non le troubadour, qui porte l'entière responsabilité d'une passion violente, aux effets de laquelle elle ne saurait donc, en bonne logique, se soustraire. Oh ! qu'en termes galants...
121 : v. obscur. QRc ont conogues : nous corrigeons donc dans ce sens. Pourtant le sens appellerait plutôt conoguessesz (2e p. pl.) : « Afin que vous le sachiez bien ». Mais, dans ce cas, le vers est faux. On ne peut d'autre part savoir si vos est régime ou sujet. Dans la seconde hypothèse, peut-être faudrait-il corriger : Si qe·us o conoguessesz be, ou supprimer vos ? De toute façon, nous interprétons ce vers sur la base de QRc.
II. — COMMENTAIRE LITTÉRAIRE.
Plan du salut.
1º Introduction : salutation initiale de type classique — salutation particulièrement impersonnelle, puisque le poète se dédouble, en quelque sorte, et n'ose saluer sa dame que par ce qu' un autre ( Cel cui vos esz al cor plus pres) l'a prié de le faire. — Un début de louange courtoise est amalgamé à l'introduction (cf. Introd.) (v. 1-20).
2º Epître proprement dite :
1) « Orgueil » de la dame envers le poète — Le troub. préfère mourir pour sa dame que vivre dans la joie pour une autre — Fatalité de l'amour : irresponsabilité de l'amant vis-à-vis de son sentiment — « Vous avez raison de ne pas m'aimer mais la raison n'entraîne que défiance entre les êtres ». (v. 21-53).
2) Parallèle entre Raison et Merci (v. 54-76).
3) Prière courtoise : le troub. implore la merci et l'humilité de celle qu'il aime (v. 77-100).
4) Le troub. assure la dame de la sincérité de ses sentiments : il est son meilleur ami (v. 101-113).
5) Responsabilité de la dame quant à la violence de la passion et des souffrances du troub. (répondant à l'irresponsabilité de l'amant) : la dame a encouragé ses premières avances, et il a eu tort de lui dévoiler son cœur (« tel qui pense se chauffer se brûle ») ; et c'est à cause d'elle qu'il a oublié toutes ses autres amitiés (v. 114-146).
6) Tristesse du poète, si la dame ne lui accorde pas sa merci : il laissera chants et soulas (v. 147-156).
3º Conclusion : pas de salutation finale — pas de prétexte pour mettre fin à la missive — Un simple et dernier appel à la merci de la dame (v. 157-162).
N. B.— Il n'y a pas, dans ce salut, de passages consacrés exclusivement à la louange courtoise : le Frauenlob étant plus ou moins dispersé à l'intérieur des différentes parties du poème (V. en particulier v. 13-20 ; 70-81 ; 90-91 ; 144-145).
* * *
29-30 : Combien de fois l'amant courtois n'a-t-il pas déclaré qu'il préfère mourir pour sa dame que de vivre dans la joie pour une autre ! Il le dit parfois en termes très explicites, comme par exemple, dans le salut I, var. LNc, entre 196 et 197 :
Mais am de vos sol un desir
o l'esperança o long esper
Qe de nulla autra son jacer.
V. aussi F. de Rom., v. 34-35 :
Q'eu am pro mais per vos morir
Qe per autra dompna guarir.
54-76 : Intéressant parallèle entre la Merci et la Raison, très explicite en ce qui concerne l'éthique courtoise, cette morale du cœur, faite de compréhension, d'indulgence et de pitié, cette saisie du monde tout affective, puisque fondée sur l'amour et l'idéalisation de la femme, mais qui dépasse ses limites immédiates pour s'ériger en système universel. Discrimination déjà toute pascalienne. Cf. F. de Rom., v. 120-121 :
E val mais merces qe razos
En amor, so dis Salamos.
141 : Même proverbe chez F. de Rom., v. 163-164 :
Vers es l'eixemples de Rainart :
Tai se cuida chalfar qi s'art.
et chez P. Cardenal, Ben teinh (Ed. Lavaud, p. 10, v. 5) : Tas se cuida calfar que s'art. Cf. PARDUCCI, p. 104.
148 : « Je suis plus vôtre que mien » : cf. I, 54 et F. de Rom., v. 19-20 :
Donna, qe ja no·m valha Deus
Se melhz non soi vostre qe meus.
V. aussi PARDUCCI, p. 107.
153-156 : « Sans votre merci, j'abandonnerai chants et soulas » : lieu commun de la lyrique courtoise. Cf. V, 125-126.
III. — VERSIFICATION.
Vers de huit syllabes à rimes plates (salut classique).
98 : humeliars (4 syll). Les vers faux sont assez nombreux dans cette leçon. Remarquer nos corrections aux v. 4, 35, 42, 83, 89, 121, 146, 157. Restent douteux :
v. 22 : vers mutilé et peu intelligible dans les quatre leçons. Peut-être pourrait-on corriger : Be volgra haguessatz vas autrui ? De toute façon, la confrontation avec les autres leçons n'est d'aucun secours.
v. 123 : hais doit compter ici pour une seule syll. ce qui est curieux, ce verbe comptant habituellement pour deux syll. (-is est en effet senti comme caractéristique de la flexion verbale). Les autres leçons ont : qe joc(s) fos. On pourrait, ou supprimer la conjonction e : Fera scemblantz qe haïs vos, ou élider le e de qe : E fera scemblantz q'haïs vos.
RIMES : 3-4 : fi/vi. La forme fi est effectivement dénasalisée de même que rete (v. 58) / se et bos (v. 96) / nos.
HIATUS : 56 : no|o ; 60 : dolcha|e ; 63 : esgarda|ab ; 94 : deffenda|orgoiltz ; 115 : Domna|anz.
ELISIONS : 7 : vostr’ amor ; 16 : vostr’ acuoillir ; vostr’ onrar ; 17 : vostr’ esseinhamentz ; 54 : cortes' e ; 77 : cortes' e ; 131 : no si' amicx.
SYNALÈPHES : 13 : saluda e ; 20 : terra e ; 23 : Domna e ; 47 : ama e ; 59 : eschiva e ; 68 : plaideja als ; 80 : cortesia e ; 87 facha humelitatz ; 95 pero a Dieu. |