Cette antithèse n’était pas, comme on va le voir, nouvelle dans la poésie en langue vulgaire ; toutefois, elle ne semble pas remonter à l’antiquité. Les élégiaques latins ont souvent parlé de cœurs brûlés ou percés de flèches ; ils ont naturellement noté que c’est par les yeux que l’amour est conçu ; mais ils n’ont pas songé à opposer ces deux objets (
2). Je ne crois pas non plus que cette opposition se trouve chez les écrivains antiques postérieurs ; car le docte Richelet, qui a commenté une ode de Ronsard (IV, 22) où elle est, une fois de plus, mise en œuvre, aurait bien su l’y dénicher (
3). Elle remonte sans doute aux poètes latins du moyen âge, que leur culture classique rendait aptes à varier et à développer les vieilles métaphores, et c’est d’eux qu’elle aura passé aux rimeurs en langue vulgaire (
4).
2. Pechat, « dommage ». Ce sens est attesté en ancien français et en ancien espagnol, où il est parfois difficile de le distinguer du sens étymologique ; il est resté dans les dialectes du Midi (voy. Mistral, pecat) et en italien ; pour l’ancien espagnol, voyez une note de M. L. Spitzer dans Zeitschr. f. rom. Phil., XXXV, 298.
5. Cf. B. de Ventadour :
Del cor sospir e dels huelhs plor.
(Non es meravelha, c. 2 ; M. W. I, 36.)
7-9. Même idée dans une chanson de G. de Puycibot :
E plus n’es om desiros
E non a pesansa
Lo jorn queus ve ni erransa
Ni es cossiros.
(Philippson, éd. de Moutaudon, IX, 45 ss.)
et dans une de R. de Miraval :
Le jorn qu’eus remir
No puesc estar ses gaug.
(Be m’agrada, c. 3 ; M. G. 1080.)
Cf. encore B. Marti, Ben es dreitz, c. 3 (M. G. 509), P. Vidal, Ab l’alen, c. 3, et Pons de la Gardia, Ben es dreitz, dans Ray., V, 360.
10-8. Les troubadours ont souvent exprimé cette idée plus générale qu’en amour la raison doit être bannie et remplacée par la folie :
Que lai on Amors s’enten
Val foudatz en luec de sen.
(P. Raimon, Atressi, c. 2 ; M. W. I, 137.)
Quar en amor non sec hom drecha via
Qui gen no sap sen ab foldat despendre.
(R. d’Orange, Si de trobar, c. 4 ; M. W. I, 69.)
Per qu’ieu cug far sen quan vauc folheian.
(A. de Pegulhan, En greu, c. 3 ; M. W. II, 161.)
Lai on Amors vol renhar
Razos no pot contrastar.
(A. de Rocaficha, Si Amors, c. 2 ; Appel, Inedita, p. 8.)
E Dieus i fetz molt gran enseignamen
Quan volc que tot fos mesur’e razos
Sens e foldatz, sol qu’az Amor plagues.
(Moine de Montaudon, éd. Philippson, III, 32.)
16. On pourrait entendre aussi (en corrigeant Totz faitz et en gardant joi) : « tout ce qui éloigne la joie d’amour » ; mais le sens adopté nous parait imposé par le v. 18, la même construction devant s’appliquer à deux propositions parallèles ; du sens de « éloigner », desviar, peut aisément passer à celui de « réprouver, bannir ».
38. Cf. Pons de Capdueil :
Qe d’un breu jorn m’es parven
Q’eu n’aia estat un an.
(Per fin’ amor, c. 3 ; M. G. 669.)
et Raimon de Miraval :
Tan m’es lo desirs corals
Q’us ans me sembla jornals.
(S’adreg fos, c. 6 ; M. G. 1115.)