COMMENTAIRE HISTORIQUE
Savaric de Mauléon, à qui cette pièce, ainsi que les n os I et VII, ont été dédiées, a été un guerrier et un troubadour célèbre par sa bravoure et sa générosité ( 1). Il prit part aux guerres entre le roi d’Angleterre Jean-sans-Terre et son neveu Arthur, et à la croisade contre les Albigeois. En 1202, il est fait prisonnier par le roi anglais et conduit dans la Grande-Bretagne. Plus tard, celui-ci fait de lui son lieutenant en Poitou et dans la Gascogne, qu’il conquiert sur les Français en 1205. En 1211, il est aux côtés de Raimon de Toulouse contre les croisés. En 1214, il combat le futur saint Louis, en faveur de Jean sans Terre. En 1219, il va en Terre-Sainte. En 1224, il défend Niort et La Rochelle contre Louis VIII, roi de France. Après la chute de la dernière ville, il passe du côté du roi de France, qu’il assiste dans sa campagne du Midi (1225), mais il ne tarde pas à renouer des relations avec l’Angleterre. Il meurt en 1233.
Uc semble avoir été l’un de ses familiers. Nous lisons dans la biographie de Savaric qu’il chargea Uc de porter une lettre à sa dame. Quant à la date des pièces I, VI, VII, tout ce qu’on en peut dire est ce qui suit : il est probable que Savaric n’est entré en relations suivies avec les cours du Midi que par suite de sa nomination au poste de sénéchal de Gascogne, c’est-à-dire après 1205. Cette date est donc le terminus a quo de ses poésies, ainsi que de celles de Uc. Comme les deux poètes célèbrent les mêmes dames, il est à croire que leur activité poétique fut contemporaine l’une de l’autre. Voici les données chronologiques que nous fournissent les dames chantées par eux : 1º le mari de la vicomtesse de Benauges est nommé dans des documents de 1219 et de 1228 ( 2) ; 2º Marie de Ventadour meurt en 1219 ( 3) ; 3º la vicomtesse de Montferrand, qui est sans doute la femme du dauphin d’Auvergne (voy. le commentaire de notre nº V ( 4)), mourut aussi, d’après l’ Art de vérifier les dates, en 1219, mais cette date n’est pas assurée ( 5). Toutes ces mentions nous amènent donc à placer les chansons de Uc et de Savaric entre 1205 et 1219 ; mais comme c’est en 1211 que nous trouvons Savaric en relations avec le comte de Toulouse, on pourrait ramener à cette date le terminus a quo.
NOTES CRITIQUES ET EXPLICATIVES
5. Esmenda a ici son sens étymologique de « compensation, dédommagement » ; ce sens élargi a abouti à ceux de « récompense », puis « don » en général (rien de plus fréquent que la locution esmenda e do). Voici quelques exemples de plus pour le premier, assez maigrement représenté dans Levy (emenda) :
Ar cre qem fara esmenda
Dels greus mals qu’eu ai sentitz
Mi dons...
(Cadenet, Non sai, c. 4 ; M. G. 75.)
Qu’Amors m’esmenda ben e gen
Los mais...
(Montaudon, Ades on plus, éd. Philippson, VII, 21.)
Del seu tort farai esmenda.
(Peirol, M. G. 268, c. 1.)
Crei qu’esmenda m’en fassa,
(Ibid., Amors, c. 2 ; M. G. 271.)
Ce sens apparaît presque à chaque couplet de la chanson Pauc sap d’amor , de Ricaut de Barbezieux (M. G. 719).
7. Dura merce. Même expression dans G. de S. Leidier, Ben m’estera, c. 4 (ms. A, nº 376).
9. Rendre se, « se consacrer au service de ». Autre exemple du même sens dans G. de Balaruc, Mon vers, c. 7 (P. O. 34).
11. L’adjectif salf est ici employé au lieu du substantif correspondant salvamen ou salvetat, qui serait au reste légèrement détourné de son sens propre : « Puisque je ne trouve dans mon amour aucune sauvegarde, aucun motif d’espoir... » Voy. Du Cange, salvamentum et salvum ; Godefroy, salvement et salveté.
13. Volver, « tourner », d’un côté, puis de l’autre ; de là : « se jouer de, leurrer » ; ce sens figuré manque à Raynouard. Rouler a subi dans la langue moderne une évolution analogue.
15-6. Nous avons mis ces vers entre tirets pour marquer qu’ils forment une sorte de dialogue du poète avec lui-même.
16. Mentir signifie souvent « être infidèle à un engagement » (Levy, nº 2). De là, par extension, comme ici, « ne pas remplir l’attente », puis, par restriction de ce sens, « se dérober » (en parlant d’un cheval), « se briser » ou « se fausser » (en parlant d’une arme ; cf. Levy, nº 5).
23-6. La suite des idées parait être : « Je ne puis résister à la volonté de ma dame, car je suis affaibli par le régime qu’elle m’a fait suivre ; au reste, elle détient toute ma force, puisqu’elle possède mon cœur ». Ce style bizarre et tourmenté est au niveau de la pensée.
27. « Je ne veux pas que d’autres me protègent contre elle, me disputent à elle, pas plus que je ne le fais moi-même. » Raynouard et Levy traduisent defendre par « interdire, prohiber » ; « contester, disputer », serait ici plus exact. De même dans les exemples suivants :
Pois nuls nous mi defen.
(Barb. Tug demandon, c. 5 ; M. G. 1416.)
Qu’ieu no lim defen.
(G. Faidit, Lo gens cors, c. 2 ; M. G. 65.)
Même expression dans Sordel (éd. de Lollis, XXX, 38). Cf. plus bas, note à X, 52.
30. Nous traduisons vista par « regard », faute de mieux, et avouons ne pas saisir le sens précis du mot.
33. L’emploi de deissendre appliqué à Merce est très fréquent. Voyez notamment : Albertet, En amor ai, c. 6 (M. G. 784) ; A. de Belenoi, Nulls homs, c. 5 (M. G. 77) ; Cadenet, Non sai, c. 5 (M. G. 75) ; Miraval, Chanz, c. 5 (M. G. 1106) ; R. Jordan, Ben es camjatz, c. 3 (M. G. 788) ; Uc Brunenc, Aram nafron, c. 1 (M. G. 747) ; Descort anon., c. 6 (M. G. 281).
36. Texte et traduction hypothétiques : estenda (AD) est déjà au v. 32 ; la rime correspondante dans XII prouve qu’il faut ici le verbe tendre ou un de ses composés. M. L. Spitzer nous propose m’atenda, à la première personne ; mais l’anacoluthe serait bien forte.
38.
De robin ab cristaill
Sembla que Deus la fe...
(Aim. de Belenoi, Nul om, c. 3 ; M. G. 896.)
Il est singulier que, dans une autre chanson ( XII, 38), le cristal devienne le symbole d’un objet vil.
44. La forme sor n’est relevée ni dans Raynouard ni dans le Petit Dict. de Levy.
46. Faitz est à l’impératif : « Acceptez ma vie en compensation » (de ce que je vous demande).
49. Sens douteux. Faut-il prendre cette expression au sens érotique, ou supposer, ce qui nous paraît plus probable, que « aspirer au ciel » est synonyme de « souffrir » ?
50. Enenda est sans doute Esnendes, commune du canton Ouest de La Rochelle.
52. Sit n’est que dans A, mais cette leçon est appuyée par la façon dont R l’a altérée ; sim parait appuyé par l’accord de D avec IKN²; mais D a déjà puisé à cette source pour le v. 6 (mas au lieu de et). La première leçon est beaucoup plus satisfaisante pour le sens.
53. La décision de Savaric regarde évidemment le poète, ce qui implique que les deux verbes sont à la première personne. Il aurait donc mieux valu préférer la leçon de A, quoique isolée (c’est sur elle qu’est fondée notre traduction). Les autres manuscrits ont pu faire indépendamment le même contresens, accentué par D, qui introduit ici le pronom de la troisième personne.
Notes :
1). Voy. Historiens des Gaules, 1, XVII-XXI, passim ; P. Meyer, Chanson de la Croisade, passim ; Chabaneau, Biographies, pp. 46-49 (biographie de Savaric et témoignages historiques ; cf., ibid., la biographie de Gausbert de Puycibot). (↑)
2). Chabaneau, Biographies, p.47, n. 10. Savaric l’appelle Gardacors (432, 2). (↑)
3). Historiens des Gaules, XVIII, 237. (↑)
4). Elle est nommée, avec Marie de Ventadour, dans la biographie de Pons de Capduoil (Chabaneau, p. 61). (↑)
5). On sait seulement qu’à cette date elle fit son testament, « étant à l’extrémité ». Justel (Histoire généalogique de la maison d’Auvergne, p.103) l’appelle Huguette ; l’Art de vérifier la désigne par l’initiale G. (↑) |