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Boutière, Jean. Les poésies du troubadour Peire Bremon Ricas Novas. Toulouse - Paris: Édouard Privat - Henri Didier, 1930.

330,014- Peire Bremon Ricas Novas

 

V

PLANH

 

XX

Pus partit an lo cor En Sordel e’N Bertrans.

 

Pour la forme métrique, cf. nos nos XVIII et XIX.

Le planh de Sordel (1), qui a servi de modèle à ceux de Bertran d’Alamanon (2) et de Ricas Novas, est en réalité un sirventes : la mort de Blacas, déplorée avec une éloquence mesurée dans le premier couplet, offre au troubadour l’occasion de satiriser avec âpreté plusieurs souverains puissants. La plainte funèbre disparaît presque totalement des pièces de Bertran et de Bremon, où le souvenir de l’âme de Blacas est à peine évoque par quelques mots (3).

Sordel avait partagé le cœur de Blacas entre des princes descorat, pour qu’ils retrouvassent, en mangeant le cœur de ce vaillant guerrier, le courage qui leur faisait défaut ; Bertran conserve cette idée originale, mais il distribue le cœur aux nobles dames que Blacas a honorées : il transforme ainsi l’énergique sirventes de son modèle en un long hommage, quelque peu monotone. Quant à Bremon, s’inspirant directement de Sordel, il écrit un véritable sirventés : les souverains qu’il mentionne sont ceux-là mêmes que Sordel avait nommés : l’empereur de Rome ; les rois d’Angleterre, de France, de Navarre et de Castille, les comtes de Provence et de Toulouse (cf. Sordel, vv. 10, 13, 17, 20, 21, 29, 33, 37, 39) ; mais, pour montrer quelque originalité, d’une part, il énumère, à côté des souverains précités, les habitants d’un certain nombre de provinces françaises et de plusieurs pays étrangers, et il consacre à l’Orient une strophe, que l’on a crue, à tort, inspirée par des souvenirs personnels (4) : d’autre part, il partage non plus le cœur, mais le corps de Blacas : cette idée saugrenue vient fâcheusement déparer un sirventés qui ne manquait pas de vigueur. M. De Lollis (5) a exagéré, selon nous, le caractère de parodie des sirventés de Bertran et de Bremon. Nous n’osons pas affirmer que Bertran ait eu l’intention de satiriser son modèle. Quant à la malheureuse innovation de Bremon, elle nous parait due beaucoup plus au désir de faire preuve d’originalité qu’à celui de critiquer Sordel, qu’il imite, venons-nous de voir, fidèlement ; les pièces XVI, XVII, XVIII, XIX attestent que Bremon ne ménageait pas ses adversaires : le sirventés XX, où la critique serait si discrète, fut écrit, croyons-nous, lorsque Sordel et Bremon étaient en bons termes.

Les trois planhs se sont certainement suivis à peu d’intervalle après la mort de Blacas.

César de Nostredame (6) donne deux fois l’année 1237 comme celle de la mort du seigneur d’Aups ; cette date a été acceptée par M. Schultz-Gora (7) et par M. Soltau (8) qui a cru pouvoir placer en 1237 le sirventés nº 1 de Bertran, dont le v. 14 prouve que Blacas est encore vivant ; mais M. Salverda de Grave (9) a démontré que cette pièce est de 1230 ou 1231, et que la strophe V du sirventés II ne nous permet pas d’affirmer que Blacas n’était pas mort en 1233.

MM. Soltau (10) et De Lollis (11), s’appuyant sur un passage de Nostredame (12) où il est question d’un certain « Blacchas », ont essayé de prouver que le seigneur d’Aups vivait encore en 1235 ; mais nous estimons, avec M. Salverda de Grave (13), que le texte de César « manque de force probante ».

MM. De Lollis (14) et Torraca (15) ont cherché, les premiers, dans le planh de Bremon des moyens de la dater. M. De Lollis, se basant sur les allusions contenues dans le dernier couplet, a pensé que la pièce était, postérieure à 1240 ; mais son argumentation a été réfutée par M. Schultz-Gora (16) et, surtout, par M. Salverda de Grave (17), qui croit que le planh de Sordel a été écrit en 1234, et que ceux de Bertran et de Bremon sont de date assez voisine. Nous pensons, nous aussi, que M. De Lollis a trop avancé la date de la pièce de Bremon et, par suite, celle des deux autres ; mais nous estimons que M. Salverda de Grave l’a, par contre, trop reculée : l’ingénieux échafaudage dressé par l’éditeur de Bertran est, en effet, ruiné par une flagrante contradiction : après avoir dit que le planh de Sordel « doit se placer au plus tard en 1233 (p. 103), puisque, au moment où il parut, la guerre de 1230-1233 n’était pas terminée (v. 39 : e sitot ab esfors si defen (le comte de Provence) ni·s capte), M. Salverda de Grave déclare (p. 109) que ce même planh « a été écrit après le mois de mai 1234 », date à laquelle le comte Thibaud V de Champagne fut couronné roi ; en effet, Sordel dit, aux vv. 29-30 :

Et apres vuelh del cor don hom al rey navar,
que valia mais coms que reys, so aug comtar.

Ce terminus post quem étant indiscutable, il s’ensuit que le planh fut écrit non pas avant la fin de la guerre de 1230-1233, mais au cours d’une guerre ultérieure, sans doute celle qui prit fin au printemps de 1237 par la paix à laquelle fait allusion le v. 30 de Bremon (c’ueymay auran li comte patz ab amor coral) ; les trois pièces auraient donc été écrites en 1237, et dans ce cas, nous n’aurions aucune raison de suspecter la date de la mort de Blacas donnée par César ; il suffirait de conjecturer que le seigneur d’Aups mourut au commencement de l’année (18).

Aucune allusion des trois planhs ne s’oppose sérieusement à cette datation. A propos des vv. 33-35 de Sordel, M. Salverda de Grave déclare qu’on ne saurait parler en 1237 des pertes du comte de Toulouse, « qui depuis 1230 n’avait fait que des conquêtes en Provence » ; mais si l’on admet qu’en 1234 (donc quatre ans après leur date) ces pertes étaient « présentes à tous les esprits », ne peut-on pas admettre aussi qu’on en gardait encore le souvenir en 1237 ? Nous pouvons faire la même observation à propos du qualificatif de « déshérité » (v. 38) mérité par le comte de Provence en 1230, et à propos de la honte subie par le roi d’Aragon à Marseille (à supposer qu’il soit fait allusion à des événements de 1230 ?) et à Millau (vv. 25-27). M. De Lollis a déjà noté (19) que l’allusion du v. 11, où il est dit que les Milanais tiennent Frédéric « conquis », est valable pour toute la période de 1226-1250. Enfin, nous croyons avec M. De Lollis que le reproche fait à Louis IX d’être trop soumis à sa mère (v. 16) doit être postérieur à 1236, date où prit fin la tutelle de Blanche de Castille : le roi est d’autant plus coupable d’être faible, qu’il est moins obligé d’obéir.

Les allusions contenues dans le planh de Bertran et dans celui de Bremon ne font pas non plus difficulté : d’une part, il n’est pas du tout impossible (20) que Guida de Rodez ait été appelée de son nom de jeune fille après 1235, date de son mariage : d’autre part, Gui de Guibelhet, qui s’était rendu célèbre en 1218 et 1228, pouvait être mentionné tout aussi bien en 1237 qu’en 1234 ; quant au roi d’Acre (v. 39), il vécut jusqu’en 1238 (21).

Nous nous arrêterons donc pour les trois planhs à la date de 1237, ceux de Sordel et de Bertran se plaçant dans les trois ou quatre premiers mois de l’année, celui de Bremon après Pâques.

 

Notes :

1. De Lollis, Sordello, pièce XV, p. 95. ()

2. Salverda de Grave, Le Troubadour Bertran d’Alamanon, pièce V. ()

3. Springer, Das altprovenz. Klagelied, p. 30. ()

4. Introduction, « Vie et œuvre du poète ». ()

5. Sordello, pp. 42 et note, 48 note. ()

6. Soltau, Blacatz, p. 59, note. ()

7. Zeitschr., XXI, p. 241 ; VII, p. 209 ; Archiv., XCIII, p. 135 ; d’après lui, le planh de Sordel se place entre juin et novembre 1237. ()

8. Blacatz, p. 59. ()

9. Le Troubadour Bertran d’Alamanon, p. 97. ()

10. Blacatz, pp. 29 et 53. ()

11. Sordello, p. 34. ()

12. Histoire et Chronique de Provence, p. 190. ()

13. Le Troubadour Bertran d’Alamanon. ()

14. Sordello, p. 42, note 1. ()

15. Sul « Pro Sordello » di Cesare de Lollis, pp. 10 sqq. ()

16. Zeitschr., XXI, p. 240. ()

17. Le Troubadour Bertran d’Alamanon, p. 100. ()

18. Nous n’avons aucune raison de croire qu’il s’agirait plutôt de la guerre de 1240-1241 puisque l’année 1237 correspond justement à la date donnée par Nostredame ; au surplus, Jean de Brienne, qui est très probablement le « roi d’Acre » mentionné au v. 39 de la pièce de Bremon mourut en 1238. ()

19. Sordello, p. 40. ()

20. De Lollis, Sordello, p. 31, note 2. ()

21. Voy., note au v. 39. ()

 

 

 

 

 

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