§ XXVI.
Pièces apocryphes.
J’ai eu précédemment occasion, en décrivant le ms. Giraud, de signaler ces trois pièces, et de constater leur analogie avec les compositions apocryphes dont abondent les Vies des poètes provençaux de Nostre Dame (1). J’ai même été plus loin, en écrivant que tous ces faux, aussi bien ceux des Vies que ceux du ms. Giraud, pouvaient avec une grande vraisemblance être attribués à Nostre Dame (2). Cette dernière hypothèse n’est pas susceptible d’une démonstration complète : elle devient toutefois très-probable si l’on considère : 1° que l’auteur des Vies est capable d’un faux, puisqu’il a dénaturé à dessein les faits que lui fournissaient ses sources ; ce que nous avons constaté ci-dessus au § IX, ce qui sera établi de nouveau dans une petite dissertation qui prendra place à la fin du présent chapitre ; 2° que les faux en question se rencontrent uniquement chez J. de Nostre Dame et chez ceux qui les lui ont empruntés, circonstance qui ne permet guère de penser que le tort de notre auteur ait été simplement de puiser à une source impure ; car, si réellement cette source existait en dehors de Nostre Dame, comment y aurait-il seul puisé ? Comment n’en aperçoit-on ailleurs aucun indice ?
Laissons présentement de côté cette question, et examinons les trois pièces apocryphes du ms. Giraud. Chacune a son troubadour. Celui qui est indiqué comme l’auteur de la première est Jacme Mote d’Arles, connu par une seule pièce qui a été publiée ci-dessus (§ VII). Il y a dans cette pièce deux couplets où le poète rappelle en quelques mots les iniquités que la Provence a endurées sous le règne de Charles d’Anjou. Ces passages semblent avoir inspiré la pièce apocryphe du ms. Giraud, où le poète invoque la vengeance céleste contre les « tyrans inhumains » qui règnent sur la Provence.
S’il est à peu près certain que la première pièce a en vue le gouvernement de Charles Ier, il est malaisé de déterminer à quels faits se rapporte la seconde. Ce fils qui fait la guerre à son père, est-il le fils de Richard d’Angleterre ? Et la pièce ici placée sous le nom de Blacasset fait-elle allusion à des événements qu’un lecteur des troubadours pouvait connaître par la Vie de Bertran de Born ? Il est vrai que ces événements se produisent un demi-siècleenviron avant l’époque où florissait le fils de Blacatz, mais dans une pièce apocryphe cela n’est point à considérer. Notons en passant qu’il n’y a dans le ms. Giraud aucune pièce de Blacasset : l’auteur de cet apocryphe connaissait donc d’autres chansonniers que le ms. Giraud, ce qui s’applique bien à Nostre Dame (3).
La troisième pièce est une prière d’action de grâces adressée à Dieu lors de l’avènement d’un prince que je ne saurais désigner. Bertran de Lamanon, à qui elle est attribuée, ne figure pas, non plus que Blacasset, dans le ms. Giraud ; mais Nostre Dame les connaissait d’ailleurs, car il leur a consacré des notices qui, naturellement, sont très-fantaisistes (Les Vies, pp. 168 et 176).
C’est la forme surtout qui, dans ces trois pièces, est digne de remarque. Ce sont des sonnets ; or, la plupart des morceaux apocryphes cités par Nostre Dame sont des sonnets ou des fragments de sonnets : un sonnet entier attribué à « Guilhem dels Amalrics », troubadour dont l’existence n’a pas d’autre garant que Nostre Dame (p. 199), et des fragments de sonnets peuvent être aisément reconnus dans les vers cités aux pages 66, 190, 191, 193 (4), 203, 206, 245. Cela prouve à tout le moins la commune origine des pièces apocryphes rapportées par Nostre Dame et de celles que nous présente le ms. Giraud.
Voici maintenant une petite particularité qui semble accuser directement Nostre Dame : dans la seconde pièce on lit : Poure jove, indigent de l’erba d’Antesiera, et notre auteur dit de Peire Vidal « qu’il avoit eu tousjours grande indigence de l’herbe d’Anticire » (p. 99). Du reste, pour la langue et pour le style, ces trois sonnets ont avec les pièces apocryphes de Nostre Dame un air de famille qui frappe à première vue.
Arrivons en maintenant à la petite dissertation annoncée tout à l’heure. Il s’agit de montrer par un exemple concluant la mauvaise foi et en même temps l’ignorance de J. de Nostre Dame. Après cela, il faut que l’histoire de la littérature provençale soit débarrassée de ce faussaire imbécile.
J’ai eu précédemment (5) occasion de signaler la grossière supercherie par laquelle, profitant d’une lointaine analogie de noms, Nostre Dame attribue à la Provence des troubadours qui lui furent totalement étrangers, faisant par exemple de Jaufre Rudel de Blaye un « Jaufred Rudel de Blieux », et du moine de Montaudon un moine de Montmajour. C’est cette dernière transformation que je veux examiner de plus près.
Dans le livret de Nostre Dame, chaque vie, ou peu s’en faut, contient un témoignage emprunté au « Monge de Montmajour ». Que l’auteur ait bien entendu désigner ou déguiser ainsi le moine de Montaudon, c’est ce qui résulte avec évidence d’un passage de sa notice sur Peire d’Auvergne. Parlant de ce troubadour, Nostre Dame dit : « Il a faict une chanson à la louange de tous les poètes de son temps, à l’imitation de laquelle le Monge de Montmajour a faict la sienne tout au contraire ; en la couple finale d’icelle il ne s’oublie pas, disant que sa voix surpassait toutes celles de son temps... » (p. 163). Cette chanson est bien connue, c’est celle qui commence par Chantarai d’aquestz trobadors (6), et elle a été en effet imitée par le moine de Montaudon. Les témoignages que Nostre Dame attribue à son moine de Montmajour sont, si j’ai bien compté, au nombre de 41, dont un est emprunté à la pièce de P. d’Auvergne, et dix à celle du moine de Montaudon. Les autres, Nostre Dame doit les avoir tirés de son imagination. Du moins, je ne vois point à quelle autre source il aurait pu les puiser. Quand, par exemple, il cite le moine de Montmajour à propos de « Frédéric, premier de nom, empereur » (p. 30), il faut bien que le témoignage invoqué soit faux, puisqu’il est faux que l’empereur Frédéric Ier ait jamais composé en provençal. Et lorsque le même Nostre Dame fait dire à son « monge » de Montmajour que J. Rudel « estoit ung home rude, ung gavot des montagnes, ennemy de toutes les dames et amoureux de toutes (7) » (p. 27), il se trahit manifestement, car le nom même des gavots (habitants des montagnes), ne se rencontre pas, ou du moins ne s’est pas rencontré jusqu’ici, dans les textes provençaux du moyen âge.
Laissons donc de côté des témoignages que, jusqu’à preuve du contraire, on peut considérer comme entièrement controuvés, et venons en à ceux dont le moine de Montaudon et Peire d’Auvergne ont fourni les éléments. Je dispose mes textes sur deux colonnes : d’une part Nostre Dame, d’autre part sa source. Je place entre crochets l’unique témoignage emprunté à Peire d’Auvergne. Le texte du moine de Montaudon que je donne n’est pas exactement celui de Raynouard (8) : je l’ai établi à nouveau d’après quatre mss. : A B G I. La même pièce se trouve encore dans K N, mais je n’en ai pas le texte.
Guilhem de Saint Desdier. Le Monge de Montmajour dict que ce Guilhem chantoit voulentiers, mais qu’il fut déshérité d’Amours. — P. 39.
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Lo premiers es de sanh Desdier,
Guillems, que chanta voluntier ;
Et a chantat molt avinen,
Mas, quar son desirier non quier,
Non pot aver nulh bon mestier,
Et es d’avol aculhimen.
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Arnaud Daniel. Le M. de M. dict que jamais Arnaud ne composa, mais trouva bien ; qu’il a usé de mots obscurs qui ne se peuvent entendre : dès qu’il a escript pour sa Cyberne, il n’a rien vallu, ne le lievre chassa le bœuf. — P. 43.
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Ab Arnaut Daniel son set
Qu’a sa vida ben non cantet
Mas uns fols motz qu’om non enten,
Pus la lebre ab lo buou casset,
E contra suberna nadet ( 9),
No valc sos chans un aguillen.
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Guilhem Adhemar. Le M. de M. en sa chanson dict ainsi : Guilhen Adhemar ne fut jamais vieux soldat, ne bon poete ne comique, ains qu’il estoit vieux et pauvre et qu’il avoit emprunté maints vieux vestemens, se faisant ouyr qu’estoyent siens, et qu’il n’est pas moins vanteur que Peire Vidal, autre poete provensal. — P. 46.
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El seizes Guillems Ademars
Qu’anc no fo plus malvatz joglars ;
Et a pres manh vielh vestimen,
E fai de tal loc sos chantars
Don non es sols ab .xxx. pars ;
E vei l’ades paubr’e sufren.
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Remond Jordan. Le M. de M., en sa chanson dict que le Vicomte ne joyst jamais de ses amours, et que dès qu’il en print congé s’en allant à la guerre, ne feist que regretter. — P. 51.
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Lo segons de sanh Antoni
Vescoms, qu’anc d’amor non jauzi.
Ni no fes bon comensamen :
Que la premeira s’eratgi ( 10),
Et anc pueis al re non queri.
Siei olh nueg e jorn ploram s’en.
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Foulquet de Marseille. Le M. de M. en sa chanson, dict que Foulquet estoit un marchant qui, pour s’enrichir, feist un faulx serment par le moyen duquel fut dict et déclaré perjure, et qu’il n’a jamais bien dicté ne composé. — P. 54.
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E lo dotzes sera Folquetz
De Marcelha, us mercadairetz ;
Et a fag un fol sagramen
Quan juret que chanso no fetz ;
Et anz disen que fo pro vetz
Ques perjuret son essien.
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Remond de Mirevaux. Le M. de M. dict que Myrevaux estoit si prodigue et liberal qu’il donna par plusieurs fois son chasteau à sa dame, et avant que fut passé l’an le luy redemanda en plorant. — P. 61.
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E lo ters es de Carcasses
Miravals ques fai molt cortes,
E dona son castel soven
E no i estai l’an ges un mes ;
Et anc mais kalendas no i pres,
Per que nolh ten dan quil se pren.
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Ancelme Faydit. Le M. de M., en sa chanson, dit que dès que Faydit devint amoureux, il changea son stille, et que ses chansons ne furent jamais prisées ne trouvées bonnes de personne. — P. 64.
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El cinques es Gaucelms Faiditz
Que de drut es tornatz maritz
De lieis que sol anar seguen ;
Non auzim pueis voutas ni critz,
Ni anc sos chans no fon auzitz,
Mas d’Uzercha entro qu’Agen.
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Arnaud de Meyruelh. Le M. de M. dict qu’Arnaud estoit yssu de pauvres parens, que sa dame n’eust jamais soulas ne passetemps de luy, et qu’il n’avoit aucune grace en son chanter. — P. 66-7.
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El noves Arnautz de Maruelh ;
Qu’ades lo vei d’avol escuelh ;
E si dons non a chauzimen,
E fay o mal quar non l’acuelh ( 11) :
Qu’ades claman merce sei huelh,
On plus canta l’aigua’n deissen.
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Peyre Vidal. Le M. de M. dict ainsi de luy : Peyre Vidal estoit un vilain pellissier, qui n’a point ses membres entiers : mieux luy eut vallu qu’il eust eu la langue d’Or, c’est-à-dire qu’il eust parlé sagement, car on ne la luy eust pas si facilement couppée et que la folye et la gloire luy ostoyent l’entendement, et qu’il avoit eu tousjours grande indigence de l’herbe d’Anticire pour luy purger le cerveau travaillé d’humeur melancolique. — P. 99.
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Peire Vidals es dels derriers
Que non a sos membres entiers ;
Et agra l’obs lengua d’argen
Al vilan qu’era pelliciers ;
Que anc, pus si fetz cavalliers,
Non ac pois membransa ni sen.
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Giraud de Bournelh. Le M. de M. dict que Giraud de Bourneil ne faict que charlater en ung cagnard au soleil ; que son chant est maigre et dolent, qu’il est si laid que s’il se voyait au myroir il ne s’estimeroit un festu. — P. 146.
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[El segons Guirautz de Bornelh
Que sembl’ oire sec al solelh
Al son magre cantar dolen
Qu’es chans de velha portaselh ;
E sis vezia en espelh
Nos prezari’ un aguilhen.]
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Monge de Montmajour. Il fist un chant, auquel il bailla à chacun des poetes son quolibet, et en la coupple finalle d’icelle, parlant contre soy mesme dict qu’il est un faux Monge, qui a laissé de servir Dieu poursuyvre la pance et l’estat de volupté et gourmandise, et qu’en sa vie ne chanta jamais riens qui vallust. Cecy a escript le Monge des isles d’Or. — P. 227.
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Ab lo sezesme n’i a pro :
Lo fals Monge de Montaudo
Qu’ab totz tensona e conten ;
Et a laissat Dieu per baco ;
E quar anc fetz vers ni canso
Degra l’om tost levar al ven.
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Tout commentaire serait maintenant superflu : les faits qui ressortent avec évidence du rapprochement qui précéde, sont : 1° que le « Monge de Montmajour » ce « flagel dels trobadours » comme dit Nostre Dame (p. 226), est un personnage fictif, mis par l’auteur des Vies des poètes provensaux à la place du Moine de Montaudon ; 2° que dans les cas où Nostre Dame s’est tenu le plus près de son modèle, il a commis de graves inexactitudes, volontaires ou involontaires. Il n’en faut pas plus pour retirer toute valeur à un livre qui, tant dans sa forme originale que dans la traduction qu’en a faite un italien laborieux, Crescimbeni, est encore la source où beaucoup vont puiser ou compléter leur connaissance de la littérature provençale.
Notes:
1. Introd. § III. (↑)
2. Introd. § III, part finale. (↑)
3. Blacasset était connu de Nostre-Dame, voy. Les Vies, 175-6. (↑)
4. Les vers cités à cette page (le sixain final) sont insérés dans la vie de Rostanh Berenguier, qui a été rapportée ci-dessus au commencement du § X. (↑)
5. Introd. § III, note 16 et note 20. (↑)
6. A 195, B 183, I 14, N 214. Nostre Dame a donc consulté l’un de ces mss. ou un ms. perdu. — Cette pièce a été publiée en dernier lieu par Bartsch, Chrest. prov. col. 75. (↑)
7. L’imprimé porte « et amoureux de lentes », ce qui n’a aucun sens. (↑)
8. Choix IV, 368 ; réimprimé par Mahn, Werke II, 60. (↑)
9. Allusion à deux vers de la pièce Ans quel cim reston de branchas, Mahn. Ged. nos 135 et 412. Nostre Dame n’y a rien compris. (↑)
10. « Car la première [femme qu’il aima] se fit « hérétique ». Le commentaire de ce passage est fourni par la Vie du Vicomte : ayant reçu dans une bataille une blessure qui fit désespérer de sa vie, sa bien-aimée, la vicomtesse de Pena « entra dans l’ordre des hérétiques » (sis rendet en l’orde dels eretges, Parn. Occ. p. 199). Par ces mots, il faut sans doute entendre qu’elle se fit admettre au nombre des parfaites ; voy. Schmidt, Hist. et doctrine des Cathares ou Albigeois I, 35. (↑)
11. La Vie d’Arnaut de Mareuil nous apprend en effet que sa dame, la Comtesse de Burlas (= vicomtesse de Béziers) lui donna son congé sur l’ordre, ou du moins à la prière, du roi d’Aragon, Alphonse II. (↑)