2-3. penson de nulh ben sai. — Le verbe est à la troisième personne du pluriel, sans sujet déterminé. Le sujet, c'est ils, c'est-à-dire on. Nous avons là dans la même phrase les deux façons dont le provençal rendait l'idée du pluriel indéterminé. — Le régime de pensar est régulièrement précédé de de, qu'il soit comme ici un substantif ou comme ailleurs ( VI, 16) un infinitif. Cf. Stimming, Bertran de Born, p. 271, & Diez, Grammaire, trad. franç., III, 213.
4. laor. — Raynouard (Lex. Rom., IV, 3) ne donne comme sens que terres labourables, mais l'exemple même qu'il cite
Vinhas e pratz e terras e laors.
(Peire Cardenal, Ges nom sai.)
montre que ce sens doit être étendu jusqu'à signifier tout bien foncier, puis peut-être tout bien, toute richesse. Le verbe laborar, laorar, tout comme gazanhar (cf. Stimming, Bertran de Born, p. 257), a signifié d'abord cultiver la terre, puis naturellement récolter, & de même que le substantif gazanh désigne la récolte, puis tout gain, laor a dû signifier non seulement ce que produit le travail de la terre, mais aussi tout profit, toute richesse.
5. prezicador n'est pas ici le substantif commun: prédicateur. C'est le nom même d'un ordre religieux, celui des Frères Prêcheurs ou Dominicains. Appel (Provenz, Chrestomathie, au Glossaire) connaît cet emploi du mot & en donne un exemple:
Que s'ie·us dic mos secretz ni me·n descobriatz
E ma confessio e no·m recebiatz
Vos ni·ls prezicadors, seria i gualiatz.
(Loc. cit., 107, 101.)
Ici le sens du mot est déterminé par l'emploi qui est fait simultanément du mot clergue. Le poète s'attaque au clergé en général (clergue) & en particulier aux Dominicains, parce qu'ils venaient d'être chargés, depuis avril 1233, des fonctions d'inquisiteurs. Cf. Hist. gén. de Languedoc, VI, 673.
7. do ne désigne pas ici la chose donnée, le don, mais la faculté de donner, la libéralité, le donar.
8-9. Il y a dans cette phrase une anacoluthe, mais le sens en est clair; mou est employé comme impersonnel: il ne lui vient pas, cela ne lui vient pas. Le sens est: si un homme méprise l'honneur, les libéralités, cela ne part pas en lui d'un bon loc, c'est-à-dire d'un bon naturel.
10. « Dieu veut l'honneur & la louange », c'est-à-dire: veut que l'on recherche l'honneur & la louange.
11. qu’ieu o sai. — Ce n'est pas, croyons-nous, une déclaration d'orthodoxie de la part du poète, mais une formule sans grande valeur & qui est destinée surtout à finir le vers. Cf. la note à III, 37.
11-13. Le fait que ces trois vers commencent par e, & la construction assez gauche de la phrase, pourraient faire supposer une faute & nous engager à chercher une correction. C'est sans doute ce qu'a voulu faire l'auteur de F. Les leçons qu'il donne pour les vers 12 & 13 semblent bien un essai, maladroit dú reste, de correction. On peut cependant expliquer d'une façon satisfaisante le texte de CR: on n'a qu'à donner à la conjonction e, au vers 13, un sens un peu différent de celui qu'il a aux vers précédents. Il faut l'entendre au sens de et pourtant. (Sur ce sens particulier du mot, cf. E. Levy, Bertolome Zorzi, p. 88, renvoyant à Tobler, Dis dou vrai aniel, 158.) Dès lors, les vers 13, 14 & 15 expriment une réflexion du poète & forment une parenthèse qui interrompt le cours de la phrase.
12. desfai n'a pas ici son sens habituel de défaire, détruire, mais signifie évidemment: faire quelque chose malgré ou contre quelqu'un. Ce sens n'est pas indiqué par Raynouard (Lex. Rom., III, 275), mais se déduit aisément du sens primitif: détruire ce qui a été fait par un autre, aller contre ce qu'il a fait ou voulu, agir contre ses intentions.
15. mais de reguna re. — Sur l'emploi de de = que, après un comparatif, cf. Diez, Grammaire, trad. franç., III, 366, & Stimming, Bertran de Born, p. 272.
16. Doncx ben es fols reprend le sujet exprimé au vers 12 & que la longue parenthèse pouvait faire oublier. L'anacoluthe s'explique par le mouvement même de la pensée. Nous avons déjà vu une phrase construite à peu près de la même façon. Cf. II, 46.
17. E que fassa ne doit pas être rattaché à ce qui précède, & l'on ne doit pas en faire une proposition relative servant à déterminer totz om. On pourrait expliquer le changement du mode, mais le sens obtenu ne serait pas satisfaisant. En réalité, nous avons là une proposition indépendante, exprimant un souhait, & introduite par e que comme dans cet exemple cité par Appel (Chrestomathie, 49, 39):
No i gardatz ricor
Mas l'amor que·m lia
E que·m donetz un bai
Enans que m'en vaia.
La conjonction que suffit d'ordinaire pour introduire la proposition exprimant un ordre ou un souhait. Peut-être pourrait-on penser que e que marque une nuance de plus. Dans les deux exemples que nous avons là, on oppose le souhait à une chose que l'on écarte ou que l'on blâme; e que semble précisément souligner cette opposition & signifier: et que, mais que… plutôt.
18. sai e lai, qui signifie d'ordinaire ici & là (cf. au vers 2: sai ni lai = nulle part), a ici un sens particulier que précise l'emploi du mot segle au vers précédent. Un peu plus bas (v. 39), lai est employé pour désigner l'autre vie, l'au delà. De même ici, sai & lai sont synonymes de dans ce monde & dans l'autre, comme dans le passage suivant de Peire Cardenal:
A totas gens dic e mon sirventes
Que si vertatz e dreitura e merces
Non governon home en aquest mon
Ni sai ni lai no cre valors l'aon.
(Tostemps azir...)
Sur l'emploi de la forme réfléchie avec les verbes anar, en anar, venir, morir, &c, cf. Diez, Grammaire, trad. franç., III, 176.
19. enqueredor. — Cette forme du cas sujet au lieu du cas régime, que l'on attendrait en accord avec se & faitz, est sans doute due à la nécessité de la rime. Cf. des exemples de faits analogues dans E. Levy, Bertolome Zorzi, p. 85, & Stimming, Bertran de Born, pp. 240 & 295.
20. La procédure de l'Inquisition avait toujours été sévère & arbitraire, mais l'arrivée des inquisiteurs marqua un redoublement de rigueur, &, à leur demande, les conciles de Nîmes (1233) & de Narbonne (1235) augmentèrent encore leurs pouvoirs.
21-22. Ceci, mieux que le vers 11, pourrait être considéré comme une précaution que prend le poète contre l'Inquisition.
enquerre, quoique employé substantivement & accompagné de l'article, ne prend pas la flexion du cas sujet, en tant que verbe de la conjugaison en re. Cf. Stimming, Bertran de Born, p. 231, & De Lollis, Sordello di Goïto, p. 231.
22. On pourrait douter si casson appartient au verbe cassar: briser, détruire, ou à cassar: chasser, poursuivre, si ce dernier sens ne s'accordait mieux avec l'image suggérée par le mot enquerre.
23. Faut-il voir là une intention d'opposer aux violences de l'Inquisition la modération dont usaient les « parfaits » albigeois ne faisant appel pour leur propagande qu'à la persuasion & à la charité?
24. Le mot errat a dû être employé substantivement comme synonyme de eretge, en même temps que se perdait le sentiment de son origine errar. C'est ce qui explique qu'on art pu ici juxtaposer erratz & desviatz, qui étymologiquement ont le même sens, sans qu'il y ait pléonasme.
26. menon dreg lo gazan. — Aucun des sens indiqués par Raynouard pour le mot gazanh ne convient ici. Le sens du verbe gazanhar, comme le rappelle Stimming (Bertran de Born, p. 257), semble avoir été primitivement voisin de celui de laborar . « travailler, cultiver » la terre, d'où d'une façon générale, travailler. Il semble donc que les deux substantifs verbaux doivent être synonymes & que gazanh doive, comme labor, signifier travail. L'expression menar lo gazanh: «conduire, diriger le travail », serait à peu près synonyme de travailler.
gazan, au lieu de la forme régulière gazanh, est dû à l'influence de la rime. Cf., au vers 35, blan, au lieu de blanc, & d'autres exemples du même fait dans Stimming, Bertran de Born, p. 237.
35. per draps negres ni per floc blan. — Le clergé séculier & les Dominicains, li clerc & li prezicador, sont ici désignés par les costumes qui leur étaient propres. — Sur la forme blan au lieu de blanc, due évidemment à l'influence de la rime, cf. la note au vers 26.
36. conquerran ilh Dieu. — Expression très courante chez les troubadours:
Dieus lor sabra ben dir
. . . . . . . . . . . . . .
Venetz a mi que tot m'avetz conques.
(R. Gaucelm de Béziers, in Appel, Chrestomathie, 74, 25.)
Abans conquerran Dieu Cayfas o Pilatz.
(P. Cardenal, ibid., 79, 22.)
s'alre no y fan. — Expression toute faite & dans laquelle y, comme souvent en provençal, n'a pas d'antécédent bien déterminé; il signifie pour cela:
Veus quals sera d'aquelhs lur escusanza
Mas, s'als no y fan, Dieus lor sabra ben dir.
(R. Gaucelm de Béziers, ibid., 74, 25.)
39. mas quan = si ce n'est. Quan a le sens qu'aurait l'expression complète aitan quan, prise non dans son sens extensif autant... que, mais au sens restrictif rien que, seulement.
Sur ce sens particulier de aitan, cf. la note à I, 10.
Sur la construction pessar de, cf. la note au vers 3.
lai, ordinairement adverbe de lieu, est ici employé comme substantif &, comme au vers 18, désigne l'au delà, l'autre vie.
40. aissi cum = aussi vrai que, bien entendu par ironie. Cf. la note à III, 11.
43. de so bel qu'om ve. — Construction assez curieuse & dans laquelle le pronom, comme un substantif, est accompagné sans intermédiaire de l'adjectif qui le détermine. Les dialectes modernes, tout comme le français, se servent de la particule de, qui pourrait faire penser à un partitif: so de bel qu'om ve, so qu'om ve de bel.
46. al pro comte dese de Toloza. — Le fait de séparer le régime du mot qu'il détermine n'est pas rare en provençal, en particulier pour les noms propres & pour les titres. Nous aurons plusieurs fois à le signaler à propos de ces poésies, & Stimming (Bertran de Born, p. 297) & De Lollis (Sordello di Goïto, p. 258) en donnent de nombreux exemples.
47-48. Ici encore, comme au vers 14 de la pièce précédente, Montanhagol semble faire allusion au caractère faible de Raymond VII, qu'il connaissait sans doute bien. |