COMMENTAIRE HISTORIQUE POUR LES PIECES XI ET XII.
Dans le manuscrit, l’interlocuteur de Bertran, dans les pièces XI & XII, est appelé simplement Guigo. Pourtant, Bartsch & M. Chabaneau ont attribué ces pièces à Guigo de Cabanas, &, je crois, avec raison ; car la seule pièce qui, dans le manuscrit, est mise sous le nom de Guigo de Cabanas, est un échange de coblas avec Eschileta (1) ; or, elle y est immédiatement suivie de notre poésie. Puis, comme il n’est pas trop risqué de considérer comme la même personne les deux Guigo qui ont tensonné avec Bertran, c’est à Guigo de Cabanas aussi qu’on peut attribuer le nº XII.
Seulement, cela ne nous avance guère, car nous ne possédons aucun renseignement sur ce personnage. Nous ne savons pas non plus si c’est à lui qu’on doit attribuer les deux tensons que Bartsch cite sous le nº 196, car aucune des deux pièces de « Guigo » qui y sont signalées ne fournit un point d’appui.
Notre pièce parle de la grande « guerre entre les deux comtes » (v. 5), qui ne sauraient être autres que Raymond-Bérenger IV & Raymond VII de Toulouse (2). Or, cette guerre, dont nous avons parlé plus haut (3), a duré, avec des interruptions, de 1230 à 1245. Voici exactement comment elle se laisse diviser : 1230-1233 (4), 1237 (5), 1239-1241 (6), 1243 (7), 1244-1245 (8). C’est surtout en 1230, 1232 & 1240 qu’on s’est battu. Maintenant, dans quelle phase de la guerre se place la tenson ? Peut-être serait-on en droit de rapprocher l’abstention de Bertran (v. 5 & suiv.) de la captivité dont il a été question plus haut (9), & qui se place en 1233.
NOTES.
2-4. Je n’ai pas réussi à découvrir qui étaient Na Saura, N’Aurien & Raimonda de Roquefeuil. Peut-être les deux premiers noms sont des pseudonymes : saur signifie « color aureus », aurienc a le sens de « doré » ( 10) ; donc : « Madame la Blonde & le seigneur le Blond ? On pense à Soredamors, dans Cligés. Ce qui semble s’opposer à cette explication, c’est que le poète fait suivre ces noms par d’autres qui doivent être réels.
M. Coulet ( 11) parle d’une certaine Isabeau de Roquefeuil, qui épousa Hugues IV de Rodez, & dont le père s’appelait Raymond ( 12).
Voyez sur le château de Roquefeuil : P. Meyer, Chanson de la Croisade, II, p. 180, note.
La « comtessa » est sans doute Béatrix de Savoie, épouse de Raymond-Bérenger, poète elle-même ( 13), & souvent citée par les troubadours, par exemple dans la treva de Guillaume de la Tor ( 14), dans une pièce d’Uc de S. Circ ( 15) & dans une balada anonyme ( 16).
Que signifient les mots En Gavaudan ? Est-ce un nom d’homme ? On sait qu’il y a eu un troubadour qui s’appelait ainsi & qui a vécu avant l’époque dont nous parlons ici. Est-ce le pays de Gévaudan, & alors est-ce le comté ou la vicomte de Gévaudan ? Le premier, qui est aujourd’hui compris dans les départements de la Lozère & de la Haute-Loire, appartenait depuis longtemps à la couronne de France, & cette possession fut confirmée en 1229 ( 17) ; la seconde, chef-lieu Grèzes (Lozère), appartint jusqu’en 1258 au roi d’Aragon ( 18). Maintenant, comment ces dames se trouvent-elles en Gévaudan ? Ou bien doit-on joindre « en Gavaudan » au premier vers ? Il s’agirait alors d’une rencontre que Bertran & Guigo y auraient eue.
4. Nous avons ici un exemple de la construction άπό κοίνου, sur laquelle voyez Tobler, Vermischte Beitraege, 1re série, p. 115. Je préfère cette explication, car le sens général de ces vers nous empêche d’admettre que Raimonda & la comtessa ne soient que le sujet de demanderon & non pas le régime de Vist ai.
En se rapporte à vous du premier vers.
6. laissei. Rapprochez, sur i au lieu tz à la 2e pers. plur. : Literaturblatt, VII, col. 459 ; Guillaume de la Barre (18), Gloss., s. v. dire (digay, 2e pers, impér.) ; Revue des langues romanes, VI, p. 292 ; Romania, XIV, p. 504, v. 208 (estay impér.).
8. On retrouvera plus loin d’autres allusions au corps « flacat » de Bertran. Voyez le chapitre final.
On s’attendrait plutôt à trouver après cors un adjectif prédicatif qui caractériserait l’état où il a « laissé » son corps par suite de son
abstention dans la guerre des deux comtes. Aussi, M. Levy se demande s’il ne faudrait pas changer cors en cor & rapprocher flacat du provençal moderne flaca, «manquer de force ou de courage» (Mistral).
11-12. Comparezee vers de Cadenet :
Que blasmes es del fol al pro lauzors ( 19).
17. Ce vers est, sans doute, corrompu. Lisez : etz us grans sacs (ou sas ?) de mosneira, « vous êtes un grand sac de mouture » ?? Mosneira = molinaria Cp. l’anc. fr. mosnerie, qui a le même sens. Cette définition conviendrait très bien ici (cp. le v. 8). M. Soltau ( 20) : propose une explication peu probable & extrêmement compliquée de ce vers. Il est vrai que, d’après ma conjecture, la place de etz est singulière.
20. Ce vers est obscur. Est-ce que far fin alcu peut signifier « rendre beau, louer » ?
Sur se desmentir, cf. Levy, Supplement Woerterbuch, s. v.
Notes :
1. Raynouard, Choix, V, pp. 143 et 176. (↑)
2. D’après l’Histoire littéraire, XVII, p. 481 (XIX, p. 461), la tenson se placerait en 1181. (↑)
3. Voyez le Commentaire du sirventés nº I. (↑)
4. Sternfeld, Arelat, p. 80, note 3 ; Hist. de Languedoc, VI, pp. 664, 665. (↑)
5. Hist. de Languedoc, III, p. 704. (↑)
6. Sternfeld, Arelat, pp. 97, 122, 126 ; Hist. de Languedoc, VI, p. 725. (↑)
7. Sternfeld, Arelat, p. 130. (↑)
8. Sternfeld, Karl von Anjou, p. 9. C’est donc à tort que M. Schultz (Archiv XCIII, p. 134) dit qu’il n’y a plus eu de guerre après 1241. La même erreur chez Coulet, Montanhagol, p. 24. (↑)
9. Voyez le Commentaire du sirventés nº II. (↑)
10. Levy, i. v. (↑)
11. Montanhagol, p. 129. (↑)
12. Histoire de Languedoc, VI, p. 711. (↑)
13. Parnasse occitanien, p. 167. (↑)
14. Sachier, Denkmaeler, p. 323. Cp. Schultz, Briefe des Trobadors Raimbaut von Vaqueiras, p. 130, note. (↑)
15. Mahn, Werfte, II, p. 149. (↑)
16. Schultz, dans Zeitschrift, IX, p. 131, note 9. Cp. Springer, Das altprov. Klagelied, p. 99 ; Appel, Provenz. Inedita, p. 226 ; Zenker, Folquet de Romans, p. 25 (Zeilschrift, XXIII, p. 213). (↑)
17. Histoire de Languedoc, VI, p. 640. (↑)
18. Histoire de Languedoc, VI, pp. 380, 489. (↑)
19. Raynouard, Choix, IV, p. 282. (↑)
20. Zeitschrift, XXIV, p. 46. (↑) |