I. — INTERPRÉTATION DU TEXTE.
9 : ancessis, var. de assassin (/-is), soldat du Scheik ou Vieux de la Montagne qui, on le sait, fanatisait ses sectaires en leur faisant boire du hachisch. Mot fréquent au Moyen Age pour symboliser une obéissance absolue. Cf. GODEFROY, Dict., I, pp. 423-424 : « Ly humble obeist lyement, car il est ensy comme ly haquasins, qui tant est lyes quant il ait le comandement de son maistre receu que les poinnes et lez perilz et la mort ait avec tres grant joye por l'amor qu'il ait a obedience ». (La Somme le roy, ms. Troyes, fº 41 rº) ; v. aussi RAYN., Lex. Rom., II, p. 135, qui cite Aimeric de Péguilhan (Pus descobrir...) :
Quar mielhs m'avetz ses duptansa
Qu'el vielh ansessi la gen,
Que van, neys si era part Fransa,
Tan li son obedien,
Aucir sos guerriers mortals.
C'est sur l'emploi, à deux reprises de ce mot avec ce même sens particulier par Aimeric de Péguilhan que Suchier (Denkmäler, pp. 554-5) s'était fondé pour attribuer notre salut à ce troubadour. Mais le thème de l' « assassin », pris comme symbole d'une obéissance totale, est beaucoup trop fréquent au Moyen Age pour rendre compte à lui seul d'une attribution quelconque. On le retrouve en effet un peu partout, jusque dans la lyrique de l'Ecole Sicilienne, sans doute, sous l'influence des troubadours, comme dans ces vers de Mazzeo Ricco :
Perch' io son vostro, più, leale e fino
Che non è al suo signore l'Assassino.
(Cf. LIPPARINI, Le pagine della letteratura italiana, vol. I, p. 77.)
21 : soz Dieu « sous Dieu ». Nous interprétons : à nulle personne sous le ciel, c'est-à-dire : à nulle personne au monde. Constans corrige soz en fors, ce qui n'est guère plausible la restriction portant sur le vers 27 : a nulla persona... mais a vos. V. la même expression (soz Deu) chez Raimbaud d'Orange, salut, v. 149-150 :
Ben sabez qe vostre sui eu
Ni non ai mais segnor soz Deu.
et chez P. Cardenal (Ed. Lavaud, p. 24, v. 3).
48 : J'interprète : car nous sommes nés pour de petites choses. Autrement dit, le désir d'accomplir une action d'éclat, à l'instar de Roland ou de Samson, ne dure guère chez notre troubadour (non tarça gaire) ; car l'homme est incapable de se maintenir continuellement à la hauteur de telles prouesses.
53 : predens, autre forme de presens. Constans lit pretens, ce qui rend le vers inintelligible. Le ms. a bien predens. Il s'agit du don de la dame, symbole tangible du don de son cœur (cf. III, notes 181-183).
64 : ses nauz' e senes brui : ms. ses naur. Constans transcrit navr', mais le vers, ainsi, n'a guère de sens. Je corrige naur en nauz' (ou nauj'). Les mots nauza et bruitz sont souvent rapprochés dans une expression idiomatique qu'on retrouve par exemple dans le salut I (cf. var. GLNc, entre les v. 112 et 113 : nausa ni bruit, nausa nebruit, nauia nibruit, noisa ni bruit).
107-108 : On peut aussi comprendre : « toutes les qualités qu'on puisse nommer (ch'on pot dir), et qui sont en vous, sans erreur ». Mais on attendrait plutôt le subj. dans ce cas : ch'on posca dir.
110 : v. obscur.
118 : troberas (ms. trobaras). Constans interprète cette forme, qu'il corrige en trobares, comme un futur, ce qui ne nous semble guère en corrélation avec le subjonct. hypothétique du v. 117 : s'aguesses. Nous y voyons plutôt un cond. (type II) et comprenons : « car si vous aviez cherché auparavant, vous n'auriez pas trouvé... ». Il est probable que le copiste a implicitement interprété troberas comme une 2e p. s. futur et a corrigé trobaras.
121-122 : Ces deux vers, que Constans trouvait obscurs, sont en effet syntactiquement curieux. Le q' de q'eu a sans doute été amené par une corrélation implicite avec le tan des v. 118 et 119 (tan fin ni tan ferm servidor q'eu « un serviteur aussi sincère et sûr que moi ». De toute façon, le sens me paraît clair.
136-137 : v. obscurs. Je pense qu'il faut comprendre, au v. 137, q'elij'a et j'interprète : « qu'il aimait plus que son frère l'ami qu'il choisisse comme loyal serviteur ». De toute façon, la phrase est peu claire et laisse présumer une lacune de quelques vers.
II. — COMMENTAIRE LITTÉRAIRE.
Dans le manuscrit, cette pièce, nous l'avons vu, n'est séparée du fragment de salut ( Salut VI) attribuable à Arnaud de Mareuil que par la simple pièce : Qe cil c'a tant ric prez comensat, pièce également incomplète du commencement et qui lui succède sans indication, ce qui semblerait prouver que le ms. a perdu un ou plusieurs feuillets ; peut-être même, d'après Constans, un cahier : ce qui nous semble exagéré. Cette seconde pièce, d'un genre tout à fait différent des deux saluts qui l'encadrent, est un dialogue entre une dame et un amoureux qui se plaint de sa rigueur. Elle serait extraite, d'après Chabaneau, d'un roman perdu dont elle formait, ou à peu près, une laisse entière. Voici donc l'ordre des pièces dans le manuscrit :
Salut I d'A. de Mareuil — Salut VI (probablement d'Arnaud) — Pièce anonyme : Qe cil... — Salut VII : Bona Dompna, proz ez onrada. II est donc assez vraisemblable que ce salut soit également de notre troubadour. Les allusions « savantes » à différents personnages et livres, preuve de la « culture » du poète, pourraient également témoigner en faveur de l'attribution de ce salut à Arnaud de Mareuil (cf. Introd.). Mais aucun critère n'est suffisamment sûr pour soutenir une attribution certaine. Quoi qu'il en soit, ce salut est un modèle du genre, et, à ce titre, d'un grand intérêt. En voici le plan :
1º Introduction : impersonnelle ( « votre ami qui... » ) — louange de la dame dès le début — humilité du poète : il n'ose avouer son amour ; il n'ose ni porter la lettre ni la faire porter. Artifice original : il laisse la lettre dans une cheminée jusqu'à ce que la dame l'y vienne chercher. — Transition classique : Ez escoutasso qe vol dir (v . 1-36).
2º Epître proprement dite (v. 37-147) :
— Déclaration amoureuse : forme assez violente (en particulier, les v. 71-82).
— Sincérité de l'amour : la dame est la meilleure.
— Louange de la dame.
— Louange de l'amant : également le meilleur.
— Allusion curieuse à la loi du talion : puisque je vous aime, vous devez m'aimer.
3º Conclusion : pas de conclusion proprement dite. Le poète, comme toujours, adresse un dernier appel à la merci de sa dame. Un léger « chantage » ici : quand je serai mort, il sera trop tard (v. 148-153).
25-26 : la segnoria Del mont... A. de Mar. (si ce salut est bien de lui) semble employer le mot senhoria avec prédilection ; cf. salut V, v. 31-32 :
Qe amors c'a la senhoria
De tot cant qe el segle sia.
Dompna, c'aves la segnoria
De Joven ...
53-57 : pour le don entre amants courtois, cf. notes I, 53.
III. — VERSIFICATION.
Vers octosyll. à rimes plates (salut classique). — Noter les rimes : v. 31-32 : aisi/merçi, s et ç notent très probablement le même phénomène (s sourd) ; de même, aux v. 41-42, dans diçia et fazia, ç et z notent tous deux z sonore ; v. 141-142 : Salamon (/ mon) : la rime avec mon (monde) indique dans ce mot, une prononciation réellement nasalisée de -on.
HIATUS : 2 : ferma|e ; 3 : gaia|e ; 5 : savia|e ; 15 : carta|ha ; 18 : que|el ; 99 : altre|amador.
ELISIONS : 64 : ses nauz' e ; 86 : fin' amor ; 120 : fin' amansa ; 125 : Don' a part ; 130 : li autr’ ome.
SYNALÈPHES : 6 : adrecha e ; 50 : que hon lauçe se ; 94 : no penria altra en dreç ; 150 : nous adoptons la correction de Constans : nil pour ni li ; on pourrait également scander le vers : ni li afan ni li greu sospir, et supprimer ainsi la correction. |