V. (132, 10.)
Orth. : C.
Les manuscrits. — C et R seuls contiennent cette chanson. Ils sont étroitement liés l’un à l’autre. Les variantes sont insignifiantes et il ne manque pas de fautes communes visibles (v. 9 : qui dans les deux mss. pour qu’ie (?) ; des fautes de déclinaison: vv. 9, 24, 30 ; 21, 27 ; 13 ; cf. n. v. 9). Ils remontent donc à la même tradition.
La forme et le genre. — C’est une chanson de 5 strophes unissonans, de 10 vers chaque, suivies d’une tornada. La formule en est :
8a 8b 8b 8a 10c’ 10d 10d 10c’ 10e 10e.
La suite des rimes de notre chanson est assez fréquente (cf. Maus, p. 120, n. 590) ; d’ailleurs, cette cobla de 10 vers n’est au fond, au point de vue de la suite des rimes, que la cobla crozada de 8 vers (a b b a c d d c), une des plus fréquentes dans la lyrique provençale (Maus, n. 579), allongée simplement de deux vers avec une nouvelle rime. — La même formule, la même combinaison de décasyllabes et d’octosyllabes, se retrouve dans Albertet de Sisteron, 16 (ibid.) ; mais les rimes ne sont pas les mêmes. Cette pièce d’Albertet ne donne, elle-même, aucune prise à la datation, au moins dans les textes CI, mais elle doit être postérieure à celle d’Elias de Barjols, comme toute l’activité poétique d’Albertet. Dans notre chanson, aucune subdivision constante des strophes, d’après le sens et d’accord avec la suite des rimes, ne se déclare.
Dans sa strophe II, notre chanson offre un spécimen de ce phénomène que les Leys d’amor (I, 322) appellent cobla tensonada, en autra maniera dicha enterrogativa (traité à fond dans Appel, Peire Rogier, pp. 13 et suiv. ; mentionné dans Selbach, Das Streitgedicht, p. 36). Il s’agit de présenter la pensée, ou plutôt l’indecision de la pensée, par des questions et des réponses, soit que le poète discute avec une personne imaginaire (cobla tensonada), soit qu’il se pose des questions et fasse lui-même les réponses (cobla enterrogativa). Elias de Barjols feint d’entendre deux interlocuteurs qui lui parlent, l’amor et le sens, et, vers la fin, il leur adresse à tous deux une question pour suivre, comme d’ordinaire, la voix de l’amour.
Ce tour interrogatif remplit parfois (comme dans Peire Rogier) toutes les strophes, parfois n’apparaît que dans une seule strophe, parfois enfin se présente dans des passages isolés (Appel, ibid.). On en remarquera un exemple isolé dans Marcabru (293, 31, str. V ; dans Studj, III, A, n. 55, p. 65) ; Arnaut Daniel (éd. Canello, VI, v. 15 ; XI, vv. 47-8 ; XIII, v. 26 ; XVI, vv. 29-31) ; Guilhem Adhemar, 202, 5 (Rayn., Choix, III, 254, Sail de Scola) ; le Moine de Montaudon (Studj, VIII, p. 439, str. V) ; Guilhem Figueira (Ia non agr’ obs, éd. Schultz-Gora, Ein Sirventes v. G. F., p. 40) ; Aimeric de Sarlat (de Belenoi, 11, 2 ; Rayn., Choix, III, 386, vv. 7-8, 24) ; Peire Milon (349, 4, éd. Appel, Prov. Inéd. ; R. d. l. r., XXXIX, pp. 185-7). Il faut noter à part Peire Bremon, 330, 7 (Mahn, Ged., p.567), où l’avant-dernier vers de chaque strophe (I-VII) finit par une interrogation : per que ? et le dernier contient une réponse ; enfin, de même que dans Flamenca, cette manière revient fréquemment dans Jaufre, vv. 40, 48-9, 59, 68, 89-92 , 111-3, 244-6, etc. (Suchier, Denkmäler.)
Date et localisation, v. 51 : Pros comtessa. — Pour les chansons qui suivent celle-ci, jusqu’à la huitième, il est certain que la « comtesse » à laquelle Elias de Barjols les adresse est Garsende de Provence. Pour celle-ci on est réduit à le conjecturer. On peut hésiter entre Garsende, veuve d’Alfonse, et Béatrice, femme de Raimon-Bérenger IV, c’est-à-dire entre une date antérieure à 1220-21 ou postérieure à 1220-21. Les raisons décisives font défaut. Voici ce qui parle plutôt pour Garsende : Béatrice est toujours nommée par son prénom (XI, 41-2 ; XII, 41; XIII, 47), ou bien par une mention de la Savoie (X, 41), probablement pour éviter le malentendu qui eût été très facile jusqu’en 1225, date où il y eut deux comtesses à la cour provençale (d’autant plus que l’on avait été habitué à voir Elias de Barjols chanter Garsende) ; au contraire, dans les chansons se rapportant sûrement (VI) ou probablement (VIII) à Garsende, elle n’est appelée que comtessa (de Provença) comme ici ; l’autre motif est que l’on ne trouve dans cette chanson aucune mention de Blacatz, qui est nommé dans la plupart des chansons postérieures à 1215 environ. Il est donc très probable que cette pièce se rapporte à Garsende et qu’elle est même la plus ancienne de celles qui lui avaient été adressées, tombant, d’une part, avant les relations d’Elias de Barjols avec Blacatz (1215), d’autre part peut-être, comme le veut la vida, après la mort d’Alfonse II (1209).