IX
POÈMES D’OUTREMER
TROISIÈME ET QUATRIÈME CROISADES
Les Croisades d’Outremer ont inspiré à Gaucelm Faidit deux grands chants de croisade. De plus, nous trouvons des passages de longueurs diverses, ayant trait à la préparation de la croisade, au départ, ou au voyage, dans cinq autres pièces. Enfin, Del gran golfe de mar chante la joie du retour, tandis que dans la Tenson de Gaucelm et d’Elias d’Ussel nous trouvons d’importantes allusions au « pélerinage » de notre troubadour.
Nous avons établi que le texte authentique de Manenz fora-l francs pelegris donne bien le nom de Saladin : nous sommes donc ainsi assuré que Gaucelm est allé en Terre Sainte du vivant de ce grand prince musulman. Plusieurs poèmes de ce groupe confirment que notre troubadour se prépara à partir pour la croisade dès avant 1189, et qu’il y alla en 1190. Nous ne pouvons donc retenir l’opinion jusqu’ici communément admise que Gaucelm était parti pour la première fois outremer au moment de la 4ème croisade, et qu’il n’était allé « en Syrie » que comme dissident de l’expédition de Constantinople.
Nous avons, d’autre part, des raisons de penser que Ara nos sia guitz a été composé en deux fois. Sa première forme remonte, selon nous, au départ de la 3ème croisade. Chant e deport… et L’onratz jauzens sers ne peuvent se rattacher qu’a celle-ci. Can vei reverdir les jardis, composé outremer, est probablement dans le même cas. Enfin, le célèbre chant du retour, Del gran golfe de mar, visiblement inspiré par Maria de Ventadorn, date forcement, selon nous, d’avant 1195.
Seuls une partie de Ara nos sia guitz et Chascus deu hom conoisser et entendre se rapportent nettement à la croisade de 1202. Selon Elias d’Ussel, Gaucelm avait l’intention de retourner outremer al sanctor : il participa à la propagande pour la 4ème croisade, et la suivit peut-être.
Nous proposons cette chronologie parce qu’elle élimine la majeure partie des contradictions et des obscurités ; on trouvera le détail des preuves et des possibilités dans les commentaires des divers poèmes.
Nous nous sommes efforcé de ranger les pièces de ce groupe dans l’ordre chronologique que nous proposons. Pour cela nous avons repris ici les strophes V et VI de L’onratz jauzens sers et rappelé Can vei reverdir… , ainsi que la 2ème partie de Ara nos sia guitz, à leur rang dans le temps.
TANT SUI FERMS E FIS VAS AMOR 1188 environ.
CHANT E DEPORT, JOI, DOMPNEI E SOLATZ 1189 environ.
MAS LA BELLA DE CUI MI MEZEIS TENH 1189 (fin).
ARA NOS SIA GUITZ (1ère version) 1190.
L’ONRATZ JAUZENS SERS (Notes; str. V et VI) 1190–1191.
CAN VEI REVERDIR LES JARDIS (Notes; str. I et II) 1191?.
DEL GRAN GOLFE DE MAR 1192–1193.
TENSON DE GAULCEM FAIDIT ET D’ELIAS D’USSEL 1193–1194.
ARA NOS SIA GUITZ (Notes; 2e version, str. IV, etc.) 1200–1201.
CHASCUS DEU HOM CONOISSER ET ENTENDRE 1202.
57. TENSO D’ELIAS D’USSEL E DE GAUCELM FAIDIT
GENRE
Cataloguées comme coblas, les quatre pièces forment en réalité une tenson.
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
b |
b |
a |
c |
c |
d |
d |
8 |
8 |
8 |
8 |
10 |
10 |
10 |
10 |
Quatre coblas de 8 vers ; I est suivi de deux vers que Chabaneau considère comme une interpolation, mais que I. Frank donne comme tornada (voir variantes de I). Istvan Frank, RMPT., I, p. 118, n. 577–166, 167, 169, 170,
COMMENTAIRE
Cette tenson formée de quatre coblas relate l’histoire d’une dispute qui opposa à Gaucelm Faidit un membre de la noble famille d’Ussel (1). Elias d’Ussel, ou d’Uissel, troubadour dont nous avons six partimens ou tensons, était châtelain de Chaslus, ou Charlus le Pailloux, château ruiné, à Saint-Exupéry, près d’Ussel. Il n’est pas sans intéret de signaler qu’Elias était cousin de Gui d’Ussel qui composa un partimen avec Maria de Ventadorn : la seule pièce qui nous reste d’elle ; et qu’Ussel se trouve à trente kilomètres de Ventadour sur la route menant aux terres de Dalfin d’Alvernhe.
Elias composa une strophe sarcastique sur Gaucelm, des plus intéressantes, car cette première cobla se moque du troubadour à propos de son « pélerinage » et de sa conduite outremer (2). Elle prouve donc d’abord, en même temps que Del gran golfe de mar, la réalité du « pélerinage ». Mais de plus elle prouve que ce voyage outremer eut lieu du vivant de Saladin, c’est-à-dire avant 1193. Car, si le vers 4 est ironique sous la plume d’Elias d’Ussel, il n’a pu être écrit que si Gaucelm est effectivement allé en Palestine à l’époque de Saladin (3). Bien que la suite soit toujours sur un ton sarcastique, les vers 5 et 6 laissent croire que Gaucelm était bien allé en Terre Sainte pour combattre. Enfin nous apprenons que Gaucelm avait l’intention de retourner aux Lieux Saints.
De plus, cette première strophe nous apprend que le poète n’était pas sans avoir, puisqu’il a utilisé son bien à payer les frais de son voyage : toute ironique que soit l’invective, il reste que Gaucelm a engagé son avoir pour un voyage qu’il a effectivement accompli.
Nous y apprenons aussi l’existence d’un fils de Gaucelm, mentionné au vers 8, que nous interprétons ainsi, en suivant la leçon du Ms. Da, er retrar : « Il dit encore qu’il veut y retourner (en Terre Sainte), mais il s’en laisse détourner maintenant par son aimable fils ». C’est là, selon nous, la meilleure interprétation de ce vers, bien qu’Audiau et ses prédécesseurs aient adopté de préférence eretar du Ms. H, ce qui donne : « mais il y renonce pour laisser son héritage à son charmant fils ». Nous ne voyons pas comment un homme, qui a déjà dépensé son avoir à partir en croisade, pourrait plus facilement laisser son héritage à son fils en renonçant à un autre « pèlerinage » . Cette intention de repartir a pu se réaliser au moment de la 4ème croisade.
Le reste de la tenson nous apprend plusieurs choses sur Gaucelm et sa femme. Dans la str. IV, Gaucelm reconnaît qu’il est gros, et qu’Elias l’est aussi : v. 31, amdui em gros. Ce passage, mal interprété, est la source de la légende selon laquelle Guillelma était aussi grosse que son mari, et même plus, comme le prétendent la Vida et la Razo F.
Cette tenson est donc une véritable mine de précieux détails sur Gaucelm, ses proches, son milieu, et ses voyages. Ces renseignements seront étudiés ailleurs d’une manière plus complète.
Constatons pour terminer que Elias d’Ussel est attesté par un document d’archives du Cartulaire de Bonaygue en 1195 (4), soit deux ou trois ans après la date de 1192–93 que nous proposons pour cette tenson.
1) Elle tirait son nom de la ville d’Ussel, aujourd’hui sous préfecture de la Corrèze. (↑)
2) On peu se demander lequel des deux commenca la dispute. IV répondant à III, et III à II, il s’ensuit que il a suivi I. Dadonne d’abord II puis I, mais H a la suite authentique, du moins pour les trois premières coblas, car seul Da donne IV. (↑)
3) J. Audiau, op. cit., p. 13, note 1, déclare : « Gaucelrn Faidit, d’Uzerche, prit, en effet, part à la 4e croisade (1202–1204). Pour cette raison, nous avons cru devoir corriger au vers 4 de la pièce XXII, Saladis en Safadis. Il s’agit en effet de Saïf Heddin (sic) al Adil, etc… Peut-être d’ailleurs, la leçon Saladis est-elle une erreur du copiste, car G.F. mentionne Saïf Heddin dans l’une de ses pièces… Ara nos sia guitz, v. 60. » Dans la même pièce Gaucelm mentionne aussi Saladis. Tout au contraire, nous pensons que ce sont les mss. Da et H qui sont dans le vrai. Elias a bien dit Saladis, et ceci s’accorde fort bien avec ce que nous savons sur le pélerinage par d’autres documents et les autres poèmes de ce groupe. (↑)
4) Original perdu. Selon le Vidimus (d’Edme Bonnotte) qui appartient à la famille des Comtes d’Ussel. Cf. Audiau, Les 4 tr. d’Ussel, p. 16, et p. 109. (↑)