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Meyer, Paul. Les derniers troubadours de la Provence d'après le chansonnier donné à la Bibliothèque Impériale par M. Ch. Giraud. Paris: Librairie A. Franck, 1871.

103,003 et 427,001- Lo Bort del rei d'Arago

 

§ X.

Rostanh Berenguier de Marseille.

(Commencement du XIVe siècle).

 

De même que Jacme Mote, le troubadour Rostanh Berenguier n’a été connu jusqu’à ce jour que par J. de Nostre Dame. La notice assez longue qui lui est consacrée dans les Vies des plus célèbres et anciens poètes provençaux, sans être exempte d’erreurs grossières et de falsifications manifestes, contient cependant quelques faits dont l’authenticité est attestée par les pièces mêmes du troubadour que nous a conservées le ms. Giraud. Il ne sera pas inutile de reproduire ici la notice de Nostre Dame, afin de montrer de quelles fables cet auteur sait envelopper la vérité, alors même qu’il paraît avoir eu sous les yeux de bons documents.

Rostang Berenguier de Marseille estoit gentilhomme de la cité de Marseille ; fut de ce temps estimé un fort bon poete provensal, escrivant en nostre langue provensalle, digne de l’amour d’une princesse, parce qu’il fut d’un bon esprit, donnant indice de sa poesie à tous les poetes de son temps. Fut grand amy et familier de Foulquet de Vilaret, grand commandeur de sainct Gilles , à la louange duquel il fist plusieurs chansons en rithme provensalle ; fut amoureux d’une dame de Provence, de laquelle on n’a sceu trouver ne le nom ne la maison (selon que dit le Monge des Isles d’Or), qu’estoit fort aagée (sic !) et la plus experte en sorcelleries qu’on aye jamais veu, soit à mixtionner les drogues, à observer les jours et à donner breuvages amatoires. Il n’y avoit simple en la Colle d’Any et en toutes les montagnes de Provence qu’elle n’en eust la cognoissance : elle luy donna un breuvage, je ne diray pas amoureux, mais mortifère, dont il en devint transporté de son sens ; et de la pitié qu’en eust une damoyselle de la maison de Cybo de Gennes, qui se tenoit lors a Marseille, fille d’un gentilhomme genevois, ayant familiarité avec le poete, pour une chanson qu’il avoit faicte à sa louange, retourna en son bon sens et entendement par un souverain breuvage et antidote qu’elle luy donna, dont le poete recognoissant de ce bien, l’immortaliza par un bon nombre de chansons, et en devint amoureux, délaissant là ceste magicienne, et retint la Genevoyse, qu’estoit une fort sage damoyselle, belle et vertueuse et bien aprinse à la poesie. Mais elle ne se voulant attendre aux prieres et poursuites du poete, il en fut depiteux et fist un chant qui se commence :

S’ella era un pauc plus liberalla e larga,

et vers la fin dict :

V’autres vezez, o Dieus justes venjayres,
Qu’ell’a son cor plus dur que lou dyaspre,
E qu’yeu non podi eschivar sa rudessa ;
Fazes au mens qu’en aquestous afayres
Ella non l’aya ingrat ny dur ny aspre,
Mais my sia doussa autant qu’a de bellessa.

Ne sachant que faire, pour un honneste desdain se voulut rendre religieux de l’ordre des Templiers (1) cuidant avoir quelque faveur de Foulquet de Villaret, mais cela lui servit de bien peu, et ne le voulurent point recevoir, en hayne de quoy publia un traicté intitulé De la falsa vida dels Templiers. Et néantmoins (ainsi que l’a escript sainct Cezari) fut ouy en tesmoin contre eux, et pour avoir faussement déposé retourna en son premier erreur par une punition divine, et trespassa en l’an 1315, du temps que Philippes roi de France et Clément VI (2) du nom pape, qui residoit en Avignon, poursuyvoient les dits Templiers. Le monge de Montmajour appelle ce poète Falsa garentia, que signifie faux tesmoin en nostre langue provensalle (p. 192-4).

Sans entrer dans une recherche sans issue au sujet du moine des îles d’Or et de Saint Cezari, les autorités favorites de notre biographe, il est permis de dire que cette notice, quelles qu’en soient les sources, est un amas d’inepties. Ce philtre amoureux dont Nostre Dame nous raconte gravement les effets, est une invention d’homme à demi lettré, qui sent plutôt la Renaissance que le Moyen-Age. Quant aux vers cités, il est à peine besoin de dire qu’ils ne sauraient prétendre à une plus haute antiquité que le règne de François Ier. Cependant, entre toutes ces faussetés, il y a un fait vrai, c’est que Rostanh Berenguier fut le protégé de Foulque de Villaret, grand-maître de l’Hopital, et comme on sait l’un des plus illustres, de 1307 a 1319 (3). L’une des pièces de notre troubadour, la première selon l’ordre du ms., est tout entière en son honneur. Dans cette pièce, qui est une fort longue chanson, l’auteur passe en revue plusieurs personnages de la Bible : Lot, Job, Salomon, Abraham, Siméon ; il leur adjoint Alexandre, et retrouve toutes leurs vertus chez son protecteur.

Et j’ai tel seigneur en qui Dieu a clairement réuni tous ce bien, et d’autre encore, ainsi que chacun peut le voir. Aussi obtient-il par le monde une louange universelle, le noble maître de l’Hopital, monseigneur Foulque de Villaret. ....Il représente Lot par l’honnêteté de sa vie, Job par sa grande humilité, Salomon par la sagesse que Dieu lui a donnée ; par la foi Abraham, par l’espérance Siméon.....Alexandre par la valeur, par la franchise et la libéralité.....

Le ms. Giraud contient six autres pièces de R. Berenguier. Les quatre premières, que je réunis sous un même numéro (X, 2 a, b, c, d), sont un échange de couplets entre lui et un personnage appelé lo borc (l. bort) del rei d’Aragon, c’est-à-dire le bâtard du roi d’Aragon. Ce roi d’Aragon est assurément Jacques I, qui eut beaucoup de bâtards, mais duquel s’agit-il ? Je ne saurais le dire. Chacune de ces quatre pièces est composée de deux couplets. Dans les deux premières c’est le Bâtard d’Aragon qui interroge ; Rostanh répond. Dans la troisième pièce les rôles sont intervertis. Dans la quatrième enfin le premier couplet contient bien réellement, comme l’indique la rubrique, une question posée par le troubadour au Bâtard, mais le second couplet, que ne précède aucune rubrique, paraît être le développement de la question posée dans le premier, et non point une réponse venant du Bâtard.

Les échanges de couplets ont été fréquents dans la poésie provençale. C’est au XIIIe siècle surtout qu’on les observe. Lorsque les graves événements dont le Midi fut le théâtre au commencement de ce siècle furent venus fournir une nouvelle matière à la verve des troubadours, mainte attaque, maint défi furent lancés sous forme de couplet. L’adversaire répondait sur les mêmes rimes, s’efforçant de n’être pas en reste de méchanceté. Le ms. du Vatican 3207 nous a conservé plusieurs échantillons de ces débats qui ne sont pas des tensons, ayant pour le fond des allures bien plus libres, et pour la forme se bornant à l’échange d’un ou de deux couplets de chaque côté (4). D’autres sont plus pacifiques, et ne sont rien de plus qu’une forme aimable de correspondance (5) ou de simples jeux d’esprit (6). À cette dernière catégorie appartiennent trois des pièces de R. Berenguier et du Bâtard d’Aragon. La première (X, 2a) est un « jeu nouveau » imaginé par le Bâtard, jeu que paraît comprendre R. Berenguier qui répond sur les mêmes rimes. La seconde (X, 2b) est à peu près claire pour tout le monde : « Ma dame m’est impérative », dit le Bâtard, « car elle m’accorde l’optatif (c’est-à-dire le droit de la désirer ?) ; si elle m’était indicative, etc., l’amour serait infini(tif)... ». R. Berenguier répond sur les mêmes rimes, seulement il emploie la terminologie du nom au lieu de celle du verbe (genitiva, vocatiu, nominativa, nominatiu, etc.). Cette série de rimes a quelque rapport avec ce que les Leys d’Amors (I, 184-8, cf. 274) appellent rims derivatius. — Dans la troisième pièce (X, 2c) les difficultés augmentent. Rostanh a tout mis en œuvre pour embarrasser son correspondant. Sa peticio est une série d’énigmes exprimées en vers à rimas caras. Ce nonobstant le Bâtard trouve encore moyen de répondre. Ses explications, un peu moins obscures que les énigmes, jettent sur celles-ci une faible lumière. — La quatrième pièce a un caractère historique :

Puisque de çà mer (7) maints chevaliers du Temple se déportent, chevauchant maints chevaux gris, et se reposent à l’ombre, contemplant leurs cheveux blonds ; puisque souvent ils donnent au monde mauvais exemple ; puisque leur orgueil est si grand et si fier qu’on ne peut les regarder en face, dites-moi, Bâtard, pourquoi le pape les souffre, quand il les voit en maints prés et sous la feuillée gaspiller, non sans deshonneur et sans crime, les richesses qu’on leur offre pour Dieu.

Car puisqu’ils les ont pour recouvrer le Sépulcre et les gaspillent en menant une vie bruyante dans le monde, puisqu’ils trompent le peuple par des momeries qui déplaisent à Dieu, puisque si longtemps eux et ceux de l’Hopital ensemble, ont souffert que la fausse gent turque restât en possession de Jérusalem et d’Acre, puisqu’ils sont plus fuyants que le faucon sacre, c’est grand tort, ce me semble, qu’on n’en purge pas le siècle.

Il est évident que ces deux couplets ont été rédigés après qu’Acre fut tombé aux mains des Sarrazins (1291) et avant la condamnation des Templiers (1310) ; selon toute apparence, à une époque plus rapprochée de la seconde de ces deux dates que de la première. Ils s’inspirent de sentiments qui étaient devenus très-vifs au moment du procès des Templiers ; le dernier vers semble même indiquer que les poursuites étaient déjà commencées.

Les trois autres pièces appartiennent à la poésie amoureuse. L’auteur y traite avec assez d’aisance, mais sans beaucoup de nouveauté, les lieux communs par lesquels s’étaient illustrés ses devanciers, et il manifeste par de nombreuses réminiscences une louable étude de leurs œuvres. La chanson rangée sous le n° X, 3 est une plainte amoureuse adressée par Rostanh à sa dame qu’il désigne sous le nom de Bel conort. La comparaison avec le basilic, par laquelle débute la pièce, et celle avec le cygne mourant, par laquelle elle se termine, sont du goût le plus classique, et plus d’un troubadour en avait déjà essayé l’effet (8). La comparaison, tirée du spic (vv. 20, 24) est d’un caractère moins traditionnel, et nous fait connaître le cas que l’on faisait de cette plante outre-mer, mais en des termes qui ne sont pas d’une parfaite clarté. Cette chanson n’a point été inconnue à Jehan de Nostre Dame ; il en cite un couplet, le cinquième (9) ; seulement, par une de ces bizarreries qui sont si fréquentes chezcet auteur, le couplet cité n’est pas placé sous le nom de notre Rostanh, à qui pourtant Nostre Dame a consacré le chapitre rapporté précédemment : il est attribué à un « Peire de Ruer » complètement inconnu d’ailleurs, et aurait été chanté par ce personnage dans les circonstances les plus invraisemblables. Je ne puis que renvoyer aux Vies, etc., p. 182-4 (10).

La pièce X, 4 est pour le fond une déclaration d’amour en même temps qu’une description vague de l’objet aimé. Pour la forme, je crois pouvoir dire que c’est une estampida. À ma connaissance, l’estampida, en français estampie, n’a été jusqu’à présent l’objet d’aucune recherche. Diez n’en dit rien dans sa Poesie der Troubadours, non plus que F. Wolf dans son livre Ueber die Lais. Dans son dictionnaire étymologique (II, 284-5), Diez recherche l’étymologie de ce mot, qui a son correspondant dans l’italien stampita, et le rattache au subst. ancien-haut-allemand stamph, pilon. Quoi qu’il en soit, il est bien certain qu’estampida est originairement le participe du verbe estampir « résonner » (11), participe devenu la désignation spéciale d’un genre de poésie dont il s’agit de déterminer le caractère. Pour y parvenir nous avons : 1° un texte des Leys d’Amors, 2° une pièce de Rambaut de Vaqueiras qualifiée estampida par son auteur même, 3° des estampies françaises. Le texte des Leys a peu de précision. Nous y voyons cependant qu’on entendait par estampida une certaine composition harmonique et aussi un genre de poésie (dictat), qui a pour objet l’amour ou les louanges [d’une dame], à la façon des vers ou des chansons (12). Cette définition nous sert peu. Notons cependant qu’en ce cas comme en plusieurs autres, l’appellation de la pièce lyrique a passé de la composition harmonique aux paroles.

La pièce de Rambaut de Vaqueiras nous fournit une base plus solide. Elle se compose de cinq couplets monorimes de quatorze vers chacun. Les rimes changent à chaque couplet (rims singulars des Leys d’Amors, I, 166). Voici, à titre d’exemple, le premier et le dernier couplet (13) :

 

1
          Kalenda maia
 
          Ni flor de faya,
 
Ni chan d’auzelh  ni flor de glaya,
 
          No crey quem playa,
5
          Pros domn’ e guaya,
 
Tro qu’un ysnelh messatgier aya
 
Del vostre belh cors quem retraya
 
Plazer novelh  qu’el cor me traya,
 
               Qu’ieu n’aya
10
               Em traya
 
     Vas vos, donna veraya,
 
               E chaya
 
               De playa- (14)
 
-l (15) gelos ans quem n’estraya.

 

1
          Dona grazida,
 
          Quecx lauz’e crida
 
Vostra valor  qu’es abelhida ;
 
          E quieus oblida
5
          Pauc li val vida,
 
Per qu’ieus azor, don’ eyssernida ;
 
Quar per gensor vos ai chauzida
 
E per melhor, de pretz garnida ;
 
               Blandida,
10
               Servida-
 
-vs ai plus qu’Erecs Enida (16),
 
               Bastida,
 
               Fenida,
 
N’Engles (17) ai l’estampida.
 

C’est là, comme on le voit à première vue, une composition essentiellement musicale : les vers courts et fortement rhythmés semblent appeler une mélodie vive et sautillante, les plus longs riment entre eux à l’hémistiche, les plus courts sont redoublés, et, joints à un vers plus long, forment un petit couplet qui lui-même se redouble afin de procurer la répétition de la phrase musicale. De là une strophe de six vers composée de deux moitiés égales, qui est le couplet coué, le rhythmus triphthongus caudatus dont on a tant d’exemples au XIIe et au XIIIe siècle dans la poésie latine rhythmique, en provençal, en français, en anglais, etc (18). Chaque couplet de l’estampida précitée se compose de deux de ses couplets coués séparés par deux grands vers.

On remarquera entre cette pièce, qui nous sert de type, et celle de R. Berenguier, d’incontestables rapports. De part et d’autre les rimes changent à chaque strophe, et le couplet coué entre pour une part considérable dans la formation de la strophe. Chez Rostanh la strophe est formée exactement de deux couplets coués mis bout à bout : le premier se composant de huit vers (aaab aaab), le second de six, selon la mesure la plus ordinaire (aab aab). La ressemblance s’étend même jusqu’au nombre des vers qui, de part et d’autre, est de 14 ; mais je n’insiste pas sur cette similitude qui me paraît accidentelle. Tout ce qu’on peut dire sur ce dernier point c’est que la strophe de l’estampida est généralement plus longue que celle de la chanson.

Ainsi l’estampida, envisagée non comme composition harmonique, mais comme genre de poésie, a pour caractères : 1º La légèreté d’allures de la strophe, constituée, au moins en partie, de couplets coués, et par conséquent n’observant point la division en trois parties (la Dreitheiligkeit des Allemands). Par là l’estampida se distingue du vers ou de la chanson. — 2º La symétrie des strophes, qui est aussi parfaite que dans une chanson. Par là l’estampida se distingue du descort provençal et du lai français, avec lesquels elle a d’ailleurs certaines analogies de rhythme. — 3º Le changement de rimes à chaque couplet, caractère qui n’est pas propre à l’estampida, mais qui paraît ici être de règle, du moins à en juger par les deux exemples que nous avons sous les yeux et par ceux qui vont être cités.

Il me reste en effet, pour confirmer ce que je viens de dire au sujet de l’estampida provençale, à donner quelques rapides indications sur l’estampie française et à rechercher l’origine de l’une et de l’autre. Remarquons d’abord qu’il est plus naturel de tirer estampie d’estampida qu’estampida d’estampie. Si, d’autre part, on considère que la pièce de Rambaut de Vaqueiras est sans aucun doute plus ancienne qu’aucune des estampies françaises (19), on se trouvera en présence de cette alternative : ou ce genre de poésie est d’origine provençale ou bien il a été, au Nord et au Midi, emprunté à la poésie latine rhythmique. Mais comme il n’y a pas trace d’une forme de poésie latine appelée stampita, la seconde hypothèse doit être abandonnée. Tel est le raisonnement qui m’a conduit, dans un autre travail (20), à présenter l’estampie comme probablement empruntée à la poésie provençale. Maintenant passons aux exemples. Le chansonnier de la collection Douce (Oxford) a une section pour les estampies. Dire que les dix-huit ou dix-neuf pièces (21) qui sont rangées sous cette rubrique ont tout droit d’y être, affirmer qu’il ne s’est glissé parmi elles aucun lai, par exemple, ce serait s’avancer beaucoup. J’ai montré (22) que le compilateur de ce chansonnier s’était plus d’une fois mépris, insérant par exemple entre les pastourelles des pièces d’un tout autre caractère. Mais l’erreur est l’exception, et parmi les estampies en question, un bon nombre offrent les caractères que j’ai indiqués dans l’estampida provençale. On pourra les vérifier dans la première estampie du ms. Douce (23) qui est publiée, et dans la sixième dont voici le texte :

 
1
1
          Dame bone et saige,
 
          Vaillans de coraige,
 
Belle et bone et bien amée,
 
          Au cuer ai la raige.
5
S’an vos je ne truix aïe
 
Perdre me covient la vie,
 
          Belle (très) douce amie.
 
               Duez ! C’an ferai !
 
   Je suis an grant esmai.
10
Dame, dame, merci prie
 
Cilz qui moinne dure vie,
 
          Grei vos an saurai.
 
                    Ai ! (i)ai !
Duez j’ai (j’ai) au cueur bones amoretes qui me tiennent gai.
 

 

 
2
1
          Mout me desagrée
 
          De lai belle née
 
Qui ait marit si savage :
 
          Uns cinge marages
5
N’est (pais) si contrefais d’asseis,
 
Ne ne puet estre troveis
 
          Si fais com il est.
 
               Il est si felz
 
   Et s(i)’ait si cort muzel,
10
Lait et felon et plein d’ire,
 
De dolor et de martire !
 
   Si put com uns bous lais.
Celle ait bien geteit ambezas qui l’ait an ces bras.
 

 

 
3
1
          Moult par est nature
 
          Fellenouze et dure
 
Qui fait vivre à teil destresse
 
          Si belle faiture
5
Com (est) ma dame cui j’ain ci.
 
Qui ait [si] mavais marit ;
 
          Dureir ne la lait.
 
               Mais, ce Dues plait,
 
   Bien croi c’ancor av(e)rai
10
Joie de mes amourettes
 
Ki sont plaisanz et doucettes.
 
          Adonc chanterai :
 
                    Ai ! Ai !
Et si troverai chansonettes, hokés et notes noverelles et si dancerai.
 

J’ai dû, pour la régularité des vers, rétablir entre crochets ou supprimer par des parenthèses quelques lettres et syllabes, mais ces légères corrections ne dépassent pas la mesure de ce que le ms. Douce, qui n’est ni le plus ni le moins correct des chansonniers, exige de rectifications. Ce que je n’ai point tenté de modifier ce sont les rimes qui n’offrent pas une exacte symétrie, comme le montre clairement le tableau suivant dans lequel je néglige le motet final qui ne fait réellement pas partie de la strophe :

1. a  a  b  a  c  c  c  d  d  c  c  d

2. a  a  b  b  c  c  d  d  d  e  e  f

3. a  a  b  a  c  c  d  d  e  f  f  e

Du reste, ici encore, le texte ne semble pas d’une parfaite correction, et le v. 7 de la seconde strophe, que j’ai marqué d, n’est guère plus admissible comme d que comme c. L’estampie I du ms. Douce n’est pas non plus d’une rigoureuse symétrie en ce qui concerne les rimes (24) :

Ici non plus je ne me porte pas garant de l’entière correction du texte. À la seconde strophe, les rimes des v. 15 et 16 (où j’ai placé un signe de doute) sont mis et servir. Y a-t-il une faute ou le poète s’est-il contenté d’une assonnance ? Cependant il est impossible d’admettre que les différences qui se produisent entre les trois strophes, à partir du v. 13, soient dues à l’incorrection du texte. La conclusion à tirer de ce fait est que l’auteur s’est contenté en ce qui concerne les rimes d’une symétrie approximative, et du reste, le seul point essentiel pour la musique, c’était la symétrie de la mesure.

Il doit exister d’autres estampies en dehors de celles que fournit le manuscrit Douce, et pour ma part je n’hésite pas à considérer comme telle la chanson en l’honneur d’Isabelle, fille de saint Louis et femme de Thibaut V, comte de Champagne, que j’ai publiée en 1863 dans l’Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France (25). Celle-là est parfaitement régulière ; ses cinq couplets, chacun avec ses rimes propres, offrent la disposition a a b c c b b d d b c b. — En prov. on peut, je crois, considérer comme une estampida la pièce de Joan Esteve, Lo senhor qu’es guitz (26).

Revenons maintenant à Rostanh Berenguier dont l’estampida nous a un peu éloignés, et disons que la dernière pièce que le ms. Giraud place sous son nom (ci-après n° X, 5), est une chanson de quatre couplets rimant abba ccaadd, sans envoi, et dépourvue de toute indication historique. On remarquera que dans le premier couplet tous les vers sont égaux (7 syll.) et que dans les autres les vers 5 à 8 sont plus courts que les vers 1-4 et 9-10. Ce défaut de symétrie serait un obstacle à la musique ; mais il est bien possible qu’au temps de Rostanh Berenguier on composâtpar tradition des poésies dans la forme de la chanson sans les chanter.

R. Berenguier a par moments une certaine propension à l’allitération, moindre assurément que Peire d’Auvergne, Arnaut Daniel ou Guilhem Azemar, mais cependant assez sensible ; voy. X, 1, 8, 42, 77 ; X, 2a 8 ; la pièce X, 2c, qui fait penser au Quan pes qui suy, fuy so quem franh, de Pons Fabre d’Uzès (B 382) ; X, 3, 6, 17, 33, etc.

 

Notes :

1. Il eût fallu dire au moins « de l’ordre des Hospitaliers », puisque Foulque de Villaret, par la faveur de qui le troubadour pensait être admis, était grand maître de cet ordre. ()

2. Sic ! Lisez : Clement V. ()

3. Art de ver. les dates, 3e éd. I, 522. ()

4. Voy. par ex. les coblas de Gui de Cavaillon et de Bertran Folcon (Herrig, Archiv. f. d. Studium d. neueren Sprachen XXXIV, 406), celles de Folcon et de Cavaire (Ibid.), celles d’Ugo de Saint-Cyr et de Guillaume IV, prince des Baux (Ibid. p. 410, delhaus, leçon du ms., doit être corrigé en del Baus), celles de Ricas Novas et de Gui de Cavaillon (Ibid. p. 410-411), de Guilhem Raimon et de Mola (Ibid. p. 412, cf. Milá, Trov. en Esp. p. 434), etc. ()

5. Par ex. les couplets échangés entre dame Iseus de Capnion et dame Almucs de Castelnou, Parn. Occit. p. 357, Ch. V, 18 (d’après Vat. 3207 f. 45). ()

6. Comme les couplets du comte de Provence, Raimon Berenger IV et de son cheval Carn et ongla (Arch. XXXIV, 407, cf. Milá Trov. en Esp. p. 450), et ceux de Gui de Cavallon et de son manteau (Arch. XXXIV, 416-7) ; cf. Diez, Poesie d. Troub. p. 190, traduct. p. 195. ()

7. Le contraire d’outre-mer où devraient être ces chevaliers. ()

8. Peirol :

Atressi col signes fai,
Quan dey murir chan.
(Ch. III, 271, Werke II, 1).

Aimeric de Belenoi :

Chantar m’ave tot per aital natura
Cum lo signes que chanta ab dolor
Quan mor...
(Ch. IV, 59, Milá p. 195, Ged. 905). ()

9. On en trouvera le texte ci-après parmi les notes de la pièce X, 3 de R. Berenguier. ()

10. Cf. César de Nostre Dame, Hist. et Chronique de Prov. p. 312. ()

11. Raynouard distingue estampir « résonner, retentir » (Lex. rom. III, 201) d’estampir « fermer, boucher » (V, 298). Il range ce dernier sous tampir « fermer, barricader », verbe qui me paraît très-problématique. Dans l’ex. unique dont Raynouard l’appuie, Dedins a las portas tampidas (Castiagilos, Provenz. Leseb. 32, 72), on pourrait corriger stampidas. Les deux verbes estampir pourraient donc être réduits à un seul, car le sens étymologique, qui paraît avoir été « frapper », conduit d’une façon également naturelle à « retentir » et à « fermer ». ()

12. « Encaras avem estampida, et aquesta a respieg alcunas vetz quant al so d’esturmens, et adonx d’aquesta no curam. Et alcunas vetz a respieg no tant solamen al so, ans o ha al dictat, qu’om fa d’amors o de lauzors a la maniera de vers e de chanso » (I, 350). ()

13. Cette pièce se trouve dans B f. 125 (G. 971), G f. 106 et 249 (G. 970), I n° 519. — Je donne ces deux couplets d’après B. ()

14. Desplaya G. ()

15. Je rétablis d’après G l’article qui est ici nécessaire. ()

16. B Servidaus ai plus que res que uida, ce qui n’a pas de sens ; G (d’après Mahn) : genser qe recs e uida. Cette allusion, qui est tout à fait dans le goût de R. de Vaqueiras, montre que l’Erec et Enide de Chrestien s’était promptement fait connaître au Midi, puisque la carrière poétique de Rambaut se renferme entre les années 1180 et 1207. ()

17. Guillaume IV, prince d’Orange, voy. ci-dessus, III (Davantal). ()

18. Voy. Wolf, Ueber die lais p. 47, et la note 38 p. 198. ()

19. Ajoutons que le terme même estampie ne paraît pas plus ancien en français que la seconde moitié du XIIIe siècle. Les exemples réunis par Gachet sont du XIVe et du XVe siècles. ()

20. Archives des Missions, 2° série, t. V, p. 157 (p. 153 du tirage à part). ()

21. Je dis dix-huit ou dix-neuf, parce que la dernière ne figure pas à la table du chansonnier, mais pourtant elle est de la même main que le reste. ()

22. L. l. p. 157, cf. les notes des pp. 217 et 221-3 (tir. à part, 213, 217-9). ()

23. L. l. p. 231 (tirage à part, p. 227). Pour faciliter la comparaison des trois strophes fort longues (28 vers) dont elle se compose, je les ai numérotées chacune à part. — J’ai publié aussi la seconde estampie du ms. Douce, mais on n’y peut vérifier tous les caractères que j’attribue à ce genre, attendu qu’elle n’a pas plus d’une strophe. Je profite de la présente occasion pour rectifier une faute dans la division des vers : les vers 1, 4, 11, 15, doivent être dédoublés ; ainsi Onkes talent /De faire chant, etc. ()

24. Les chiffres indiquent les nos des vers dans chaque strophe ; les trois rangées de lettres désignent les rimes des trois strophes. ()

25. T. II, 2e partie, p. 1. En voici le dernier couplet, dans lequel j’introduis une correction que m’a suggérée M. De Wailly (à l’av. dern. vers ot au lieu de et) :

1
          Chançon va t’en
 
          Inellemant ;
 
     Fai ke soies chantée
 
          Par le païs ;
5
          Ne t’ebahis,
 
     Bien seras escoutée.
 
     Di ke tu fuz trovée
 
A la grant feste à Provins
 
Où ill ot dames XVI-XX.
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     La genne coronée,
 
Bien l’ai apris, ot lous et pris,
 
     K’il n’est si bele née. ()
 

26. B f. 330, p. p. M. G. Azais dans son Mémoire sur les troubadours de Béziers, Bulletin de la Soc. archéol. de Béziers, 2e série, I, 255. ()

 

 

 

 

 

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