III
POEMES DE PROVENCE
A) GROUPE DE LINHAURE
Le personnage principal autour duquel se groupent les poèmes ayant trait à la Provence est N’Agout, c’est-à-dire Raimon d’Agout, seigneur de Saut et d’Apt, au nord de la Durance, dans le Marquisat de Provence. Cet important baron, attesté entre 1172 et 1204 environ, fut non seulement le protecteur de Gaucelm le plus souvent nommé dans ses poèmes, mais encore la figure centrale du groupe de seigneurs amateurs de poésie courtoise, probablement voisins et amis, que notre troubadour appelle dans Si tot noncas… : En Agout e sa connoissenssa.
Nous y trouvons aussi, d’abord, deux autres personnages que nous ne connaissons que par leurs senhals : Plus Avinens, nommé six fois en tout, et Santongier, nomme quatre fois. Ces deux senhals gardent bien leur secret. Même Santongier, malgré sa ressemblance avec Santonges et Santonge, semble n’avoir aucun rapport avec la Saintonge. La Razo E prétend bien que ce surnom désignait un Peire de Malamort, mais aucun indice interne ne permet de vérifier s’il appartiendrait aux Malamort du Limousin ou s’il se rattachait à l’un des Malamort de Provence.
Agout, lui, est nommé dans douze poèmes en tout.
Le groupe réuni ici est formé des huit poèmes où est nommé Linhaure, dont cinq fois auprès d’Agout. Nous avons déjà exposé les raisons qui nous amènent à croire que Linhaure, chez Gaucelm Faidit, désigne le même personnage que chez Giraut de Borneilh, c’est-à-dire Raimbaut III, seigneur d’Orange et de Courthezon, et troubadour célèbre. C’est pourquoi on trouvera, après les pièces mentionnant Linhaure, le partimen de Gaucelm avec En Raimbaut où nous croyons reconnaître le seigneur d’Orange.
N. Bartsch
167, mentionne
17. MON COR E MI E MAS BONAS CHANSSOS
GENRE
Chanso.
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
b |
a |
b |
c |
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d |
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10 |
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10' |
tornadas VII, VIII, IX |
c |
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d |
c |
tornada IX |
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d |
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tornada X |
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c |
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10' |
6 strophes, coblas unissonans de 8 vers isomètres. Cinq tornadas, 3 de 4 vers, 1 de 3, 1 de 2.
Istvàn Frank, R.M.P.T., I, p. 83, n. 421–7. Ne signale que deux tornadas, l’une de 4, l’autre de 2 vers, probablement d’après AB.
COMMENTAIRE
Mon cor e mi…, pièce des plus intéressantes, est des plus difficiles à classer et pose plusieurs problèmes. C’est peut-être pour cela qu’elle n’a pas eu d’édition critique avant celle-ci.
Les trois premiers vers, avec leur allusion à la tenure féodale, rappellent ici le thème de l’hommage féodal, figure favorite de Gaucelm.
Sur un ton plus dialectique que lyrique, nous avons ici des sentiments raffinés et subtils. L’attitude de reproche envers lui-même, sa dame, Amour et son propre cœur est maintenue par le poète dans toute la pièce. Avec son allure de confidences personnelles, le poème reste pourtant impersonnel et général. Il pourrait s’adresser à n’importe quelle dame. De plus, nous avons ici le style le moins contourné, le plus éloigné des artifices de vocabulaire et de métrique du trobar car. Le poète a manifestement cherché à sublimer les thèmes courtois en tendant vers la simplicité impersonnelle, et vers la clarté plutôt que vers le maniérisme.
Mon cor e mi a été composée en Provence, chez Agout, comme il ressort du vers 51, strophe VII. Cette pièce est remarquable par la diffusion qu’elle a connue, car nous y trouvons cinq tornadas et six destinataires. Ainsi est-elle un exemple typique de chanso à tornadas multiples. Celle-ci sont-elles toutes cinq authentiques ? Nous pensons que oui après mûr examen.
L’authenticité de la première est incontestable : elle mentionne un séjour chez Agout et un envoi à Linhaure, comme plusieurs autres. Comme la strophe VII, la strophe IX, adressée à Plus Avinens, n’offre rien d’inattendu, puisque ce senhal se retrouve dans six pièces. Jusqu’ici nous sommes bien parmi les « connaissances » d’Agout ; bien que IX n’existe que dans le Ms. C, il n’y a aucune raison de douter de sa valeur.
Par contre, la strophe VIII reproduit les quatre mots-rimes de VII. Donnée par C seul, il n’y a aucun autre Ms. pour l’authentifier (et l’on connaît les initiatives et reconstructions du copiste de C). Le contenu même des quatre vers est en grande partie celui de la strophe VII, seul le vers 55 en diffère. Cette tornada est adressée à une Doussa Res : cette expression, assez vague, et utilisée par bien des troubadours, serait-elle un authentique senhal, et non une simple apostrophe ? Il est difficile de décider. Nous avancerons seulement que six ou sept autres senhals de Gaucelm Faidit n’apparaissent aussi qu’une seule fois. Mais une meilleure raison pour soutenir la valeur de Doussa Res comme senhal possible est que cette tornada constitue vraisemblablement l’envoi de la pièce à la dame qui l’a inspirée. Celle-ci peut être fictive, ou bien Gaucelm a ses raisons pour ne pas la désigner plus clairement. Il n’en reste pas moins que cette tornada joue bien son rôle. Nous ne voyons pas pourquoi le copiste de C, qui écrivait cent ans au moins après la disparition des destinataires, l’aurait inventée et composée sur les rimes mêmes de la strophe VII. Nous avons classé à la suite deux autres tornadas, l’une à Na Maria (str. X) sans doute Maria de Ventadorn (1) l’autre à un homme, Bels Maracdes (str. XI). Il va sans dire que la strophe X a toutes les raisons d’être authentique avec une telle destinataire. Quant à Maracdes, nous le retrouvons dans Al semblan del rei ties, vers 82–3, où Gaucelm nous laisse entendre qu’il était lui aussi soupirant de Maria (2). La seule chance que nous ayons de l’identifier est de croire la Razo E (3) qui pourtant en donnant la signification de cinq senhals se trompe au moins trois fois, sinon quatre. D’après elle « Bels Doutz Maracdes fis » aurait été « N’Ugo lo Brun, lo conte de la Marcha », c’est-à-dire un Uc de Lusignan (4), car d’après les dates nous pensons comme Robert Meyer (une fois n’est pas coutume) que c’est bien Uc IX de Lusignan, grand baron poitevin ayant relations et intérêts en Limousin (bien qu’avant 1201 il ne fut pas comte de la Marche (5)). Il est des plus vraisemblables qu’il fréquentait Ventadorn, comme voisin et égal du vicomte.
Pour ces diverses raisons nous tenons ces tornadas pour authentiques, leurs destinataires étant tous solidement attestés par d’autres mentions — sauf Doussa Res. Mais la tornada qui s’adresse à celle-ci ne nous paraît pas apocryphe ; le fait que Gaucelm aurait pris une solution de facilité en reprenant les trois quarts du contenu de la première tornada pour composer cet envoi ne suffit pas à infirmer son utilité et sa valeur cohérente.
D’ailleurs, la pratique des tornadas multiples est connue, Mon cor e mi ne faisant qu’en offrir un excellent exemple. Alfred Jeanroy constate que « le nombre des tornades est aussi très variable » et que si « quelque-fois il n’y en a qu’une, le plus souvent deux, rarement trois », il envisage plusieurs destinataires : « Quand les tornades nomment plusieurs protecteurs il est probable qu’elles ont été composées à des époques et en des lieux divers et correspondent à des « éditions » différentes de la pièce » (6).
Les cinq tornadas en question sont précisement de ce genre. Gaucelm a tout d’abord composé cette pièce en Provence chez Agout, qu’il complimente ; tout en l’envoyant à ses amis ou protecteurs Linhaure et Plus Avinens, il l’a adressée à la Doussa Resqui l’avait inspirée. Ceci à une date assez ancienne, et dès sa jeunesse si l’on admet que Linhaure puisse être Raimbaut d’Orange.
Plus tard, Gaucelm a envoyé une autre « édition », selon le terme suggestif de Jeanroy, à Maria de Ventadorn et, semble-t-il, à un soupirant de Marie, « Maracdes ».
Nous ne pensons pas qu’on puisse identifier Doussa Res à Maria. Les deux tornadas sont contradictoires dans leurs termes.
Il paraît à première vue surprenant et même impossible que, dans une société régie par les règles courtoises, Gaucelm puisse envoyer à Maria de Ventadorn une chanso composée pour une autre dame. Mais le sens même de la tornada explique sans équivoque le but de cet envoi : il dit, en fait : « Dame Marie, vous faites dire tant de bien de vous que je ne me soucie pas, moi, de dire du bien de vous ». Ces deux vers peuvent paraître ambigus. Ils sont peut-être ironiques et même insolents. Et d’autre part, les conseils donnés par Gaucelm à Maracdes dans la tornada suivante nous semblent être également sarcastiques.
Ces deux tornadas ont pu être adressées par Gaucelm à Marie et Maracdes après l’une des brouilles qui séparèrent Gaucelm de Marie, qui sont attestées plus plusieurs autres poèmes (7). Maracdes serait devenu le rival heureux et favorisé de Gaucelm. La faveur montrée par la vicomtesse à ce seigneur serait la cause de la brouille. Gaucelm, après avoir rabroué la dame, donnerait ironiquement des conseils de patience et de fortitude à son heureux rival.
Les tornadas à Maria et à Maracdes se retrouvent ensemble dans les Mss. IK, A et B n’ayant conservé que la première. Nous les avons classées ensemble, l’une expliquant l’autre, semble-t-il.
La première brouille de Gaucelm et de Maria paraît dater d’entre 1187 et 1190, peu avant la Troisième Croisade.
Quoi qu’il en soit, en bref, ces tornadas confirment les indications d’Alfred Jeanroy, montrent qu’une chanso pouvait être expédiée à divers destinataires — inspiratrice, protecteurs, amis, et même une autre dame. Elles permettent de croire pour un seul poème, à l’existence de plusieurs « éditions » qui peuvent être l’origine des différentes traditions ou versions attestées par les variantes.
VERSION FRANCISÉE DU MS. X
I |
1 |
Mon cor et mei et mes bones chancons
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et kan qeu sai d’auinant dir et far
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coignois qeu ten bona donne de uos
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mais non uos os descobrir ni mostrar
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5 |
l’amor q’eu trai don languis et sospire
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et poz l’amor non os mostrar ne dir
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ne ben qeu uol greu m’es a enardir
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se uolguez mais de mon mal cor art dire |
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II |
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Al prin q’eu uic donne m’agres que fus
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10 |
per k’amors tant non meist en amar
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que non fussaz tant genta ni tant prous
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ni sabissaz tant auinant parlar
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ceu fu per mal qant uos ui des euz rire
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k’une dolcors d’amors mi uent ferir
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15 |
mon cor mi fai et tremblar et fremir
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per pou denant non morri de consire |
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III |
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Adon parti destrorz et enuigox
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de uos donne cui desir e ten char
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si conques puis sire ni poderoux
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20 |
non fui de mei ni de mon cor celar
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per q’eu uoi ben k’amors mi uold aucire
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et kant li plaz moult m’es bei a soffrir
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k’en autre engen non uoldrie morir
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tant dolcemant nen a si bel martire. |
1) Ainsi appelée dans dix autres pièces (citée aussi dans 167, 9, chant de croisade). (↑)
2) E si’ N Maracdes saubes — so qu’en sai, be-l fora pres (par Maria). (↑)
3) Des poèmes 167, 40 et 15, suivie d’une élucidation de plusieurs senhals (B-S, p. 125.) (↑)
4) Voir B-S, Vidas, p. 378, note a, p. 119, 22 et p. 379. (↑)
5) Voir notre étude biographique, Le Troubadour Gaucelm Faidit. (↑)
6) A. Jeanroy, P.L.T., II, p. 93–94 et note 1. Renvoie à Appel, B.v.V. p. CXVIII. (↑)
7) Voir les poemes 167, 38, 17, 39, 59, 46, 62. (↑)