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Mouzat, Jean. Les poèmes de Gaucelm Faidit. Troubadour du XIIe Siècle. Paris: A. G. Nizet, 1965

167,004- Gaucelm Faidit

 

VII

POÈMES DU LIMOUSIN

GROUPE DE VENTADOUR

L’amour, ou tout au moins le service courtois, que Gaucelm Faidit voua à la Vicomtesse Marie de Ventadour fut loin de remplir toute sa vie. Il n’a duré qu’une dizaine d’années tout au plus. Cependant, ce fut la grande affaire de son existence, et il l’appelle son « major afar ». S’il est difficile d’être assuré des sentiments profonds de l’homme, il est certain que le poète pensa trouver auprès de Marie, poètesse et protectrice, dame d’une cour aussi littéraire que courtoise, la consécration de sa carrière et de sa gloire poétique. Il n’y connut pas tous les avantages ni toutes les faveurs qu’il avait rêvés. Mais après l’allégresse et les ardeurs du « commencement », les dédains et l’indifférence qu’il souffrit de la part de Marie, lui donnèrent, malgré lui, la matière de quelques fort beaux poèmes, douloureux ou mélancoliques. Gaucelm vécut son thème: la souffrance par déception, la frustration succédant à la joie et à l’enthousiasme.

La Vicomtesse de Ventadorn était l’une des tres de Torena, les trois filles de Raimon II, chantées pour leur jeune beauté par leur voisin Bertran de Born. Maria épousa Eble V de Ventadorn, alors tout jeune, après qu’il eût perdu sa première femme, Maria de Limoges. Les cartulaires et chroniques ne précisent pas ces dates, mais, comme les héritiers de famille noble et souveraine étaient mariés fort jeunes, il y a tout lieu de croire que Maria de Turenne devint dame de Ventadour aux environs de 1185. En tout cas, il est assuré que Gaucelm adressa ses premiers poèmes à la Vescomtessa de Ventadorn des avant la préparation de la 3e Croisade, qui commença dès le début de 1188. Car en effet Chant e deport, joi, domnei e solatz qui parle d’une première brouille entre Maria et son troubadour, et qui par conséquent n’a pu être composée avant que quelque temps ne se soit écoulé depuis la joie et l’euphorie des débuts, a été écrite vers 1189. De même, une tornada de Ara nos sia guitz, chant du départ en croisade, est dediée à Maria.

Enfin, commc nous l’avons exposé, nous avons tout lieu de croire que Gaucelm rompit avec Maria vers 1195 ou peu après. Voici les poèmes en question :

AL SEMBLAN DEL REI THYES

Tous ces poèmes sont dédiés à la Vicomtesse de Ventadour. Les deux premiers lui donnent ce titre (n. 37 et et 38). Tous les autres portent le nom de Na Maria, sauf le dernier (n. 46), qui est simplement envoyé à Ventadour.

Il faut ajouter que trois autres poèmes sont dediés à Na Maria, mais ont été classés dans d’autres groupes pour diverses raisons : ce sont Mon cor e mi e mas bonas chanssos (Poèmes de Provence, Gr. Linhaure), L’onratz, jauzens sers (Poèmes de Bon Esper), Chant e deport, joi, dompnei e solatz (Poèmes d’Outremer, 3e Croisade). Maria est nommée, mais par Savaric de Mauleon, dans le « Torneyamen ». Del gran golfe de mar et Can vei reuerdir les jardis s’adressent aussi à elle sans la nommer.

 

38. AL SEMBLAN DEL REI THYES

 

GENRE

Chanso.

 

SCHÉMA MÉTRIQUE

a b a a b c c d d c e e e (1re type)
e d e e d c c b b c a a a (2e type)
7 7' 7 7 7' 7 7 7' 7' 7 7 7 7
Tornada d c e e e
  7' 7 7 7 7
 
Six strophes alternées, coblas capcaudadas, de 13 vers ; tornada de 4 v.

Rimes : a = es ; b = aire ; c = ar ; d = anssa ; = e.

Istvàn Frank, R.M.P.T., I, p. 38, N. 207 ; exemple unique.

 

COMMENTAIRE

Ce beau poème, ample et de forme savante, débute par une comparaison frappante et étrange. Elle a particulièrement attiré l’attention des romanistes allemands, car Gaucelm déclare qu’il ressemble à un roi thiois, et donc germanique. Ce roi thiois prisonnier a été vaincu par l’empereur, qui, dit le poète, lui fit tirer sa charrette et son harnois.

Diez (1) pense que ce roi ne peut être qu’Henri (VII) fils de l’Empereur Frédéric II, que son père fit prisonnier en juin 1235 — d’autant plus, dit-il, que les traits de caractère indiqués ici sont tout à fait conformes à ceux du jeune roi Henri. Diez se trompe cependant, puisqu’en 1235 la carrière de Gaucelm Faidit était terminée depuis trente ans.

Robert Meyer, qui fait de cette chanson la première adressée à Maria de Ventadorn, a rejeté l’affirmation de Diez comme invraisemblable. Il voit dans le roi thiois « un vieux prince germain qui marche devant le char de triomphe d’un imperator romain » (2). Meyer ne donne aucun argument à l’appui de cette thèse, qui paraît peu vraisemblable. 

Nous formulons l’hypothèse que Gaucelm, en parlant d’un roi thiois et de l’empereur, a pensé à des événements plus proches dans le temps ; et que d’autre part, en disant : e-l fetz tirar, quan l’ac pres / sa carret’ e son arnes /, il a probablement fait allusion au harnescar, ou harniscara, en interprétant ce terme très librement.

C’était une peine humiliante, ou acte expiatoire, de l’ancien droit germanique. Cela consistait à transporter peids nus, devant les juges, ou l’offensé, sur les épaules ou la tête, une pièce de harnachement (ou quelquefois un animal, un chien, selon d’autres sources), et à parcourir ainsi une assez longue distance (3).

Harnescar ressemble beaucoup à arnescar et arnescamen. Il est probable que Gaucelm ou ses informateurs ont rapproché ces deux mots d’autant mieux qu’il s’agit bien dans la harniscara de transporter ou de traîner une pièce du harnois. Il nous paraît possible de penser que harniscara, ou mieux harnescar, a été même coupé en deux pour aboutir, non sans fantaisie, à tirar… carret’e… arnes.

Or, sous l’Empereur Frédéric Barberousse (1155–1190), qui reprit en main avec vigueur le pouvoir impérial, la harniscara fut appliquée à de grands seigneurs ; onze, dont le Comte Palatin du Rhin, la subirent en 1155. Le Duc de Saxe et de Bavière Henri le Lion, que ses vastes conquêtes entre Elbe et Baltique faisaient l’égal de bien des rois, mis au ban de l’Empire en 1179, dut implorer son pardon après avoir été vaincu en 1181 (4). D’autre part, à cette époque, Gaucelm séjourna souvent en Provence, terre d’Empire, chez son protecteur Raimon d’Agout. Celui-ci fut confirmé dans ses possessions et sa charge de judex de palatio lors du séjour de Frédéric en Provence, qui se fit couronner à Arles en 1178. Gaucelm a donc pu, et même dû, apprendre quelque chose des faits ci-dessus par Agout, grand vassal de l’Empereur germanique.

La chanson du roi thiois a été composée vers 1185–86. Il ne nous paraît point invraisemblable que Gaucelm puisse évoquer ici les humiliations subies par Henri le Lion, ou quelqu’autre puissant prince ou roi thiois vaincu par Barberousse. Si le récit de Gaucelm comporte des déformations, elles peuvent être imputables à l’éloignement, à la transmission orale, et au fait que la harniscara paraît avoir été en usage surtout en Germanie et dans le nord de la Gaule, et non pas en terre d’Oc, pays de droit romain.

Al semblan del rei thies est un excellent exemple de la chanson d’hommage où le poète propose ses services. Ceci est particulièrement net dans les str. V et VI. Si cette chanson n’est peut-être pas la première que Gaucelm ait adressée à Maria de Ventadorn, elle est surement l’une des premières. Il est à noter que le troubadour désigne Maria par son titre de Vicomtesse. Dans la tornada, il fait allusion à En Maracdes, « Messire Emeraude ». Il est possible, sinon probable, que ce gracieux senhaldésigne, comme l’avance la Razo E , Uc de Lezinha, c’est-à-dire Hugues IX de Lusignan. Il apparaît ici comme un autre soupirant de Maria de Ventadorn. Nous retrouvons le même senhal dans une tornada de Ara nos sia guitz (v. 81).

Le poème a été composé en Limousin, et sans doute à Ventadour même, dès les débuts du service courtois de Gaucelm auprès de Maria.

 

1) Diez, Leben u. Werke Trob., 1829, p. 361–378, et particulièrement p. 378. ()

2) R. Meyer, Leben Tr. G. Faidit, p. 32. ()

3) Dict. Larousse, « harnescar » ; Halphen, L’Essor de l’Europe, (XIIe–XIIIe s. p. 140). La harniscara, peine expiatoire, est mentionnée par Du Cange, Glossaria mediae et infimae latinitatis. Il en est question aussi à la rubrique Sellam gestare. Du Cange cite Guillaume de Malmesbury, Hist. Angl., L. 3, p. 97, sur l’expiation de Geoffroi d’Anjou envers son père Foulque Nerra (987–1040) ; et des allusions dans Garin le Loherain et Girard de Viane, éd. Tarbé, 1850, v. 115 etc. Enfin, dans Raoul de Cambrai (v. 1759 etc, et surtout 1771–79), Raoul propose de se livrer à la harniscara, sans toutefois utiliser le terme, pour faire amende honorable après avoir frappé son écuyer Bernier, et pour montrer son repentir.

Ce Passage est cité, et l’humiliation proposée fort bien expliquée par P. Matarasso, Recherches hist. et litt. sur Raoul de Cambrai, Paris 1962 (p. 135 et n. 39, et p. 191). Dans Raoul de C., comme dans les autres citations de Du Cange, il s’agit surtout de transporter une selle sur la tête ou le dos sur un assez long parcours. C’est donc bien porter le harnais sous forme de sa pièce principale.

Raoul de Cambrai,

            1759    E ! Bernier, ce dit li quens, chaele ! 

                        n’en viex pas droit ? S’en pren amende bele, 

                        noient por ce qe je dot rien ta guere, 

                        mais por ice qe tes amis vuel estre. 

                        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

            1771    Des Origni jusqu’al borc de Neele, 

                        xiii liues, drois est que le l’espele, 

                        C chevalier, chascuns ara sa cele, 

                        et je la toie par deseur ma cervele. 

                        Baucent menrai mon destrier de Castele. 

                        N’encontrerai ne sergant ne pucele 

                        que le ne die : Veiz ci la Bernier cele. 

                        Dient François : « Ceste amendise est bele ;

                        Qi ce refuse vos amis ne vieut estre. »  ()

4) Halphen, loc. cit. et p. 157–158. ()

 

 

 

 

 

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