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Mouzat, Jean. Les poèmes de Gaucelm Faidit. Troubadour du XIIe Siècle. Paris: A. G. Nizet, 1965

165,002=052,003- Bernart

 

XII
PIÈCES D’ATTRIBUTION INCERTAINE

Dans les dix pièces réunies ici, et que nous publions de la même façon que les précédentes, il faut distinguer trois sortes :

Tout d’abord, deux partimens ou tensons, ainsi qu’une aube, nous ont paru présenter quelques indices, plus ou moins marqués, d’une possibilité d’appartenance à l’œuvre de Gaucelm Faidit.

Par contre, trois autres, qui sont attribuées à Gaucelm Faidit et cataloguées sous son nom par Bartsch et par Pillet, nous ont semblé ne pouvoir être de Gaucelm par leur style, leur vocabulaire ainsi que par les sentiments ou les idées qui y sont exprimés. Ce sont Ab nou cor et ab novel so et Quan la fueilla sobre l’albre s’espan, ainsi que N’Albert eu sui en error, qui avait déjà été reconnu comme n’étant pas de Gaucelm.

Enfin, quatre autres poèmes nous paraissent devoir être rejetés, bien que certains manuscrits indiquent Gaucelm comme auteur, ou que des érudits aient pensé qu’il ait pu les composer.

I — Poèmes d’attribution incertaine peut-être acceptables parmi les œuvres de Gaucelm Faidit.

GAUCELM, QUE-US PAR D’UN CAVALIER
GAUCELM, NO-M PUESC ESTENER
US CAVALIERS SI JAZIA

II. Poèmes attribués à Gaucelm Faidit par Bartsch et par Pillet, rejetés comme n’étant probablement pas de lui.

N’ALBERT, EU SUI EN ERROR
AB NOU COR ET AB NOVEL SO(N)
QUAN LA FUEILLA SOBRE L’ALBRE S’ESPAN

III. Poèmes d’attribution incertaine, rejetés comme n’étant probablement pas de Gaucelm Faidit.

GES PER LO FREG TEMS NO M’IRAIS
AB LEYAL COR ET AB HUMIL TALAN
LONGA SAZON AI ESTAT VAS AMOR
POS COMJAT AI DE FAR CHANSO


Nous nous bornons à signaler ici les incipit et les références de quelques pièces attribuées à tort à Gaucelm Faidit par certains Mss., alors qu’il est évident et assuré que ces poèmes ont été composés par divers autres troubadours. Il n’a pas semblé ni nécessaire ni utile de les publier dans cet ouvrage, pas plus que de discuter leur attribution. Il s’agit surtout de cinq partimens qui font suite à N’Albert eu sui en error (notre N. 69) dans les folios 150 et 151 du Ms. D ; bien que les noms des partenaires de ces partimens soient bien nets dans les textes, ceux-ci portent inexplicablement le nom de Gaucelm Faidit. A signaler également que le Ms. A donne aux folios 82 et 83, à la fin des chansons de Gaucelm, une pièce de Guiraut de Calanson et une d’Arnaut de Maruelh. Voici la liste de ces attributions erronées :

1) 45,1 = 119,1 DALFIN RESPONDETZ ME SI-US PLATZ, BAUZAN CAR M’AVETZ ENSEINGNAT (Dalfin et Baussan) D 150–1 .

2) 10,19 = 210,10 DE BERGUEDAN D’ESTAS DOAS RAZOS (Guillem de Berguedan et Aim. d. Pegulhan) D 150–1.

3) 449,4 = 75,7 = 91,2 SEIGNER BERTRANS US CAVALIERS PREZATZ (Uc de la Bachalaria et B. de St Felix) D 150–1.

4) 238,2 = 388,2 EN RAIMBAUT PRO DOMNA D’AUT PARATGE (Guionet et Raimbaut) D 150– 1.

5) 243,2 A LEIS CUI AM DE COR E DE SABER (Guir. de Calanson) A 83, a1 63.

6) 30, 21 SES JOI NON ES VALORS (Arnaut de Maruelh) A 83.

7) 262,2 LANQUAN LI JORN SON LONG EN MAI attribué à Jossiames Faidius (Jaufre Rudel) W 189.

8) 421,6 LO NOUS MES D’ABRIL COMENSA attribué à Joseaus Tardius (R. de Berbezill) Table de W.

9) 376,1 LOCS ES QU’OM SI DEU ALEGRAR (Pons Fabre d’Uzes) e 210.

10) 355,7 ENQUERA-M VAI RECALIVAN (Peire Raimon de Tolosa) Table de C.
 

 

 

67. GAUCELM, NO-M PUESC ESTENER

 

GENRE

Tenson (et non partimen).

 

SCHÉMA MÉTRIQUE

a b b a a b a a b tornadas b a a b
7 7' 7' 7 7 7' 7 7 7'   7' 7 7 7'

Rimes : a = er (I et II) ; or (III, IV) ; ir (V, VI) ; b = enda (I et II) ; ensa (III, IV) ; ina (V, VI).

Six strophes, coblas doblas, de neuf vers, deux tornadas de quatre vers.

Cf. Istvàn Frank, RMPT, I., p. 91, N. 471, exemple unique.

 

COMMENTAIRE

Dans cette tenso, car nous avons ici une véritable tenson, et non un partimen, nous n’avons pas un point de casuistique amoureuse lancé par un troubadour à un confrère pour une discussion, mais une véritable dispute sur un sujet important et très général : rien moins que les femmes et l’amour lui-même. Bernart défend les femmes et l’amour courtois avec un accent frappant de sincérité ; Gaucelm attaque les femmes, les accuse de vénalité, de méchanceté, de perversité, et finit par attaquer l’amour lui-même. Les deux adversaires parlent avec assurance et netteté : on croit entendre d’une part le théoricien de l’amour courtois générateur de joie, d’autre part le moraliste amer et misogyne réprouvant tout amour ; ou le porte-parole de l’école idéaliste et courtoise de Ventadour contre celui de la tendance moraliste et réaliste de Marcabru. Et si le fond de la pièce pose et traite tout le problème de l’amour — ou courtois et source de joie, ou vil, vénal et source de honte — la forme elle aussi, est pleine d’intérêt. C’est une vraie tenson — non un aimable exercice, mais un duel pour de bon. De plus, le schéma métrique, très simple, avec des vers isomètres de sept syllabes sur deux rimes seulement, a un caractère nettement archaïque. Autre trait archaïque : l’emploi du mot amor dans le sens de femme aimée, à la str. VI, v. 47. Donc le sujet lui-même, et trois caractères formels ont une allure archaïque.

Cependant aucun indice externe ne permet de discerner à quel Gaucelm et à quel Bernart nous avons affaire. Dans les tornadas, ni arbitre, ni dédicace à un destinataire. A première vue, il ne peut pas s’agir ici de Gaucelm Faidit. L’attitude violemment misogyne, l’amertume, la pensée matérialiste de ce Gaucelm ne se conçoivent pas dans la bouche ou sous la plume de notre troubadour. La solution la plus évidente et la plus simple est de refuser toute identification entre ce Gaucelm et notre Faidit — devoir en ce Gaucelm un inconnu anti-courtois, et dans le courtois Bernart qui l’a attaqué un autre inconnu non identifiable.

Pourtant, les vers de Bernart sont de belle venue, d’un style aisé et net. Il expose avec netteté mais avec une poétique vigueur ses idées courtois es sur l’amour source de perfection et d’allégresse. Certains de ses accents, dans la str. III (1), et toute la strophe V, nous font penser, malgré tout, à Bernart de Ventadorn.

Une rencontre Bernart de Ventadorn — Gaucelm Faidit n’est pas aussi impossible qu’on peut le croire au premier abord. Gaucelm Faidit, Limousin, né non loin de Ventadour, en a subi l’influence : sa poésie montre de nombreuses resdemblances avec celle de Bernart, ils sont de la même lignée et dans la même ligne. Et nous savons que Gaucelm a fréquenté Ventadour, à partir de 1185 environ. Il a pu y faire visite, ou même séjour, beaucoup plus tôt. On sait que nous pensons que l’activité poétique de Gaucelm a commencé dès avant 1170.

L’activité poétique de Bernart va de 1150 à 1180 environ. Les deux poètes ont donc pu fort bien être en contact, ou dans un lieu indéterminé, ou même à Ventadour — car nous ne croyons pas au roman qui veut que Bernart ait définitivement quitté Ventadour assez tôt dans sa carrière.

Nous formulons donc l’hypothèse d’une joute entre un Bernart de Ventadour, toujours partisan de la courtoisie de son maître Eblon, et porteparole des « idéalistes », et un Gaucelm plein de l’intransigeance et de la pureté de la jeunesse, qui aurait subi l’influence des vers réalistes et moralisateurs de Marcabru, au temps de « ses enfances » — ce qui ne l’aurait pas empêché de se convertir plus tard à l’amour courtois. Hypothèse, mais que nous ne pouvons pas ne point formuler.

Bernart de Ventadour lui-même n’a-t-il pas une attitude semblable à celle du Gaucelm de la tenso en question, dans « Amics Bernard de Ventadorn » où il répond à Peire d’Alvernhe ?

                        Deu lau, fors sui de chadena,
                        e vos e tuich l’autre amador
                        etz remazut en la folor…
                        . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
                        Peire, si fos dos ans o tres
                        lo segles faichz al meu plazer,
                        de domnas vos dic eu lo ver : 
                        no foran mais prejadas ges …

(str. II, 12–14 ; IV, 22–25).

« Dieu soit loué ! me voici hors des chaines, et vous et tous les autres amoureux courtois, vous demeurez dans la folie… Peire, si pendant deux ans ou trois, le monde était fait à mon gré, les dames, je vous le dis en vérité, ne seraient jamais plus courtisées… »

Ces quelques vers, et toute la pièce dont ils sont tirés, montrent que Bernart de Ventadorn, dans une crise de découragement, a eu lui aussi, passagèrement, une attitude misogyne qui traduisait un dégoût temporaire. Les dernières strophes sont encore plus caractéristiques :

                        Bernartz, foudatz vos amena,
                        car aissi vos partetz d’amor,
                        per cui a om pretz e valor.
 
                        Peire, qui ama, desena,
                        car las trichairitz, entre lor
                        an tout joi e pretz e valor.

(str. VII et VIII, 43–48).

« Bernart, c’est la folie qui vous guide, car ainsi vous délaissez l’amour, par quoi l’homme gagne prix et valeur. 

— Peire, qui aime perd le sens, car les trompeuses ont détruit joie et prix et valeur… »

Constatons que Bernart de Ventadorn, pourtant pénétré de parfaite courtoisie dans la presque totalité de son œuvre, a pu cependant composer des vers vitupérant les femmes et l’amour. Constatons aussi que cette attitude a été passagère. La même évolution aurait, tout aussi bien, pu se produire chez Gaucelm Faidit, soit sous le coup d’une déception, soit sous l’influence d’un troubadour misogyne. C’est pour ces raisons que nous formulons ici l’hypothèse que cette tenson pourrait avoir pour auteurs Bernart de Ventadorn et notre Gaucelm Faidit, malgré l’apparente improbabilité de cette dernière attribution. 

 

1) Cf. Jeanroy, P.L.T., II, chap. I, Il et III, p. 16 à 30. ()

 

 

 

 

 

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