VII
POÈMES DU LIMOUSIN
GROUPE DE VENTADOUR
L’amour, ou tout au moins le service courtois, que Gaucelm Faidit voua à la Vicomtesse Marie de Ventadour fut loin de remplir toute sa vie. Il n’a duré qu’une dizaine d’années tout au plus. Cependant, ce fut la grande affaire de son existence, et il l’appelle son « major afar ». S’il est difficile d’être assuré des sentiments profonds de l’homme, il est certain que le poète pensa trouver auprès de Marie, poètesse et protectrice, dame d’une cour aussi littéraire que courtoise, la consécration de sa carrière et de sa gloire poétique. Il n’y connut pas tous les avantages ni toutes les faveurs qu’il avait rêvés. Mais après l’allégresse et les ardeurs du « commencement », les dédains et l’indifférence qu’il souffrit de la part de Marie, lui donnèrent, malgré lui, la matière de quelques fort beaux poèmes, douloureux ou mélancoliques. Gaucelm vécut son thème: la souffrance par déception, la frustration succédant à la joie et à l’enthousiasme.
La Vicomtesse de Ventadorn était l’une des tres de Torena, les trois filles de Raimon II, chantées pour leur jeune beauté par leur voisin Bertran de Born. Maria épousa Eble V de Ventadorn, alors tout jeune, après qu’il eût perdu sa première femme, Maria de Limoges. Les cartulaires et chroniques ne précisent pas ces dates, mais, comme les héritiers de famille noble et souveraine étaient mariés fort jeunes, il y a tout lieu de croire que Maria de Turenne devint dame de Ventadour aux environs de 1185. En tout cas, il est assuré que Gaucelm adressa ses premiers poèmes à la Vescomtessa de Ventadorn des avant la préparation de la 3e Croisade, qui commença dès le début de 1188. Car en effet Chant e deport, joi, domnei e solatz qui parle d’une première brouille entre Maria et son troubadour, et qui par conséquent n’a pu être composée avant que quelque temps ne se soit écoulé depuis la joie et l’euphorie des débuts, a été écrite vers 1189. De même, une tornada de Ara nos sia guitz, chant du départ en croisade, est dediée à Maria.
Enfin, commc nous l’avons exposé, nous avons tout lieu de croire que Gaucelm rompit avec Maria vers 1195 ou peu après. Voici les poèmes en question :
CORAS QE-M DES BENANANSSA
Tous ces poèmes sont dédiés à la Vicomtesse de Ventadour. Les deux premiers lui donnent ce titre (n. 37 et et 38). Tous les autres portent le nom de Na Maria, sauf le dernier (n. 46), qui est simplement envoyé à Ventadour.
Il faut ajouter que trois autres poèmes sont dediés à Na Maria, mais ont été classés dans d’autres groupes pour diverses raisons : ce sont Mon cor e mi e mas bonas chanssos (Poèmes de Provence, Gr. Linhaure), L’onratz, jauzens sers (Poèmes de Bon Esper), Chant e deport, joi, dompnei e solatz (Poèmes d’Outremer, 3e Croisade). Maria est nommée, mais par Savaric de Mauleon, dans le « Torneyamen ». Del gran golfe de mar et Can vei reuerdir les jardis s’adressent aussi à elle sans la nommer.
39. CORAS QE-M DES BENANANSSA
GENRE
Chanso.
SCHÉMA MÉTRIQUE
a |
b |
a |
b |
b |
c |
c |
b |
c |
c |
tornada |
c |
b |
c |
c |
7' |
7' |
7' |
7' |
8' |
8 |
8 |
8' |
8 |
8 |
|
8 |
8' |
8 |
8 |
Sept strophes, coblas unissonans, de 10 vers, une tornada de 4.
Rimes : a = anssa, b = ire, c = en.
Istvàn Frank, R.M.P.T., I, p. 59, N. 329–2. Ex. le plus ancien.
I.F. donne 8 au lieu de 8’ aux vers 5 et 8, sans doute par faute d’impression Il ne connaît que 5 strophes.
Nos deux strophes VI et VII ne sont données que par le seul manuscrit E à la suite de str. V. Elles nous paraissent authentiques : elles continuent le déroulement logique de la pièce. Elles sont d’ailleurs authentifiées par une très intéressante mention de Plus Avinen. Elles ne semblent pas avoir été signalées par quiconque, et même l’édition de Kolsen n’en parle nullement.
Exceptionnellement, le ms. A donne de la str. V un texte qui nous paraît altéré par un passage de la 2e personne à la 3e qui nous paraît sans raison — alors que le reste de la pièce est à la 2e personne, et par la mention de Dieu au vers 50 qu’il est le seul ms. à donner. Nous avons donc adopté des lectures des autres Mss., en particulier de R, pour ce passage délicat et assez obscur.
COMMENTAIRE
Cette pièce se termine sur un envoi à Na Maria qui n’épargne pas les louanges à la vicomtesse de Ventadour. Ces compliments contrastent avec les récriminations et les plaintes du corps de la chanson, où le poète reproche à sa dame de n’avoir aucune merci de lui, comme le précise le vers 38 : res mas merces no-y es a dire (pour qu’elle soit parfaite). Coras que-m des benananssa est une très brillante mise en œuvre du thème de la Belle Dame sans merci, comme bon nombre des pièces adressées à Maria de Ventadorn (1). Gaucelm exprime d’une façon concrète son état par l’image d’ « Amor » tenant l’une de ses deux lances, la plus tranchante, prête insiste à lui percer le cœur. Il tour à tour sur la beauté de sa dame (vers 7, 33, 36, 61) et sur son manque de merci qui le met en un tel pas périlleux.
Il cite le roman perdu d’Andrieu e la reïna de Fransa à l’appui de ses plaintes, et n’hésite pas à parler de martire.
Les deux strophes VI et VII de notre texte que nous avons découvertes, ignorées ou du moins négligées dans le ms. E, assurent une fin plus optimiste à ces strophes désabusées, sinon désesperées. Gaucelm y parle d’espérance et demande qu’on lui permette de servir en tant que chanteur.
Les derniers vers de la str. VII ne manquent pas de surprendre : le poète envoie sa chanson, devenue propriété de sa dame, à son ami ou protecteur Plus Avinen, (que par ailleurs nous avons toutes raisons de croire Provençal ou Languedocien), de part vos per acoindamen, c’est-à-dire « de votre part, pour faire connaissance ». Ainsi ce poème, terminé sur cette offre courtoise, appartient à la fois à Ventadour et à la Provence.
1) Cf. Mout a Amors sobrepoder, De solatz e de chan, Lo rossignotet salvatge et surtout Mout a poionat Amors en mi delir (v. 33–35). (↑)